Velázquez au Maroc !

by Mohamed Ameskane

Parmi les œuvres marquantes de l’exposition de Faissal Ben Kiran à Medina Art Gallery de Tanger autour de thématique « hommage aux maîtres » sa revisite de « Les Ménines » de Velasquez. Analyse.

« Faissal possède des qualités des grands artistes ainsi qu’un Albrecht Durer, ses natures mortes ne sont pas que des images, mais on y sent une âme comme dans celles de Velázquez. » Saâd Ben Cheffaj

   

Velázquez n’a jamais mit les pieds au Maroc. Il n’a pas, à l’instar d’Eugène Delacroix et autres artistes occidentaux, dont une pléiade de peintres espagnols, mis en scène les scènes du pays au soleil couchant. Le titre de ce texte, ainsi que la version de  « Les Ménines », exécutée par Faissal Ben Kiran, relèvent d’une sympathique provocation.
Don Velázquez avait un esclave, Juan de Pareja. Né à Séville en 1610, il fût relégué au début aux tâches subalternes avant d’apprendre le métier, de devenir assistant du maître et de finir peintre lui-même. On se pose même la question à propos de quelques toiles réalisées par l’assistant et signées par le maître ? Le Prado ne lui conserve t-il pas  quelques œuvres  qui  sont loin d’être indignes de la palette de Velázquez ?  Son fabuleux destin a inspiré des fictions telles  « Je suis Juan Pareja », livre pour jeunesse d’Elizabeth Borton de Trevino (1965/2015) ou « El esclavo de Velázquez, la historia del esclavo retratado por el pintor de reyes » (2014). Les historiens d’art débâtent encore de ses origines. Andalou, Maure, basané aux cheveux crépus, a regarder son portrait par Diego Velázquez, belle pièce maîtresse du Metropolitan Museum of art de New York, on peut se  demander si Juan de Pareja  n’est-il pas d’origine marocaine ?
Les Ménines ou l’œuvre ouverte
Quand aux « Les Ménines »   (1656/1657), chef-d’œuvre du musée du Prado  qui vient de célébrer, en 2019, son bicentenaire, si leur histoire est établie leurs  secrets continuent de susciter débats et réflexions.  Historiens d’arts et philosophes décortiquent, analysent et essayent de donner sens à un tableau-énigme. Le nombre d’articles et de livres consacrés à la toile sont innombrables. On pense à ceux, entre autres, d’Antonio Palomino, Léo Steinberg, Georges kubler, Joel Snyder, Victor Stoichita, Hubert Damisch, Daniel Arasse…Luca Giordano pense que « Les Ménines » représente la« théorie de la peinture », Thomas Lawrence la « philosophie de l’art ». D’autres évoquent la « rupture baroque des limites du champ du tableau », « le défit à la théorie de la représentation », une « composition instable », « un  chevauchement de modes contradictoires de représentions »… La lecture de Michel Foucault, tant commentée, « entraîne le lecteur dans un jeu vertigineux de présences et d’absences, d’oppositions de semblables et de contraires, de visible et d’invisible. »  Avec « les Ménines », Diego Velázquez pose la question fondamentale qui traverse l’histoire de la représentation, à savoir la relation du réel et de la fiction, de la vie et de l’illusion, bref du simulacre. Thème récurent dans l’art baroque espagnol  tout comme dans « Don Quichotte » de Miguel Cervantès. Celui que la critique considère parmi les fondateurs du roman a passé cinq ans de captivité à Alger, ville qui a influencé son écriture.

Détournement de ménines !

Si « Les  Ménines » ont intrigué historiens et philosophes, elles ont inspiré une infinité d’artistes. Des revisites dont celles de  Francisco Goya,  Edouard Manet, Pablo Picasso, Fernando Botero, Salvador Dali, restent parmi les plus célèbres. Réappropriées par diverses techniques, entre dessin, gravure, photographie, bande dessinée, dessin animée et pub, le nombre de reprises à travers la planète est incalculable ! On peut citer, par exemple, celles du photographe français Gérard Rancinan,  de l’illustrateur espagnol Munguia, du dessinateur Antonio Mingote   avec l’infante Margarita en train de voler, de Jean Pierre Sollier en version Playmobil, de celle d’Antoine de Felipe en version Pop-Art , la  série d’animation Adventure Time, une   campagne de publicité mode d’El Corte Inglés, la couverture  du magazine VOGUE  et un mix de Lluis Barba avec Marilyn Monroe, Mao Zedong, Les Ménines, Le Roi Felipe VI et les enfants Cristina et Elena.
A ma connaissance, Faissal Ben Kiran est le premier artiste marocain qui s’attaque à l’œuvre de Velázquez.  Sur une   toile   de grand format, trois mètres sur trois mètre et demi, cousue par l’artiste en réunissant plusieurs morceaux, dressée sur un solide châssis, Faissal étale son imaginaire fertile.  La « charpente » de l’originale,  le traitement   de l’espace et de  la perspective  sont sauvegardés. Les   tableaux, les Métamorphoses d’Ovide peintes par Rubens d’après les historiens et accrochés au mur du fond, se devinent. Les personnages identifiables de l’œuvre du maître  sont  l’infante Marguerite Thérèse, les ménines Doña Isabel de Velasco,   qui fait la révérence derrière la princesse,  Doña María Agustina Sarmiento de Sotomayor, en train de présenter un plateau, la naine  Maria Barbola. Les autres sont métamorphosés. En djellaba et tarbouche rouge, on reconnait Faissal Ben Kiran   en train de peindre le portrait de Velázquez. Son reflet est visible sur le miroir   à la place du couple royal, le roi Philippe IV   et de la reine Marie-Anne.  Le garde du corps est remplacé par le galeriste Omar Salhi. En jellaba et turban des gens du nord, Rifains et « jeblis », il discute avec  l’artiste mexicaine Frida Kahlo.   Au fond, à la place de Don José Nieto Velázquez,  on identifie aisément  Saad Ben Cheffaj. Le fameux chien endormi laisse sa place à un chaton et le clown italien à une jeune fille marocaine. Le personnage qui se dégage de l’ensemble reste la princesse. Centrale, illuminée, Faissal  l’enrobe dans  une Keswa Lakbira, costume d’apparat judéo-andalou ! Un rêve quand on se remémore l’histoire  de l’expulsion des juifs et des musulmans après le décret de l’Alhamra de 1492, de l’Inquisition. Une tragédie que l’Espagne regrette. Après le discours émouvant du roi Felipe VI, la loi du 30 novembre 2015  n’accorde-t-elle pas, en principe,   la nationalité espagnole aux juifs descendants des exilés de 1492 ?
Faissal Ben Kiran dans cette version à la sauce marocaine évoque, consciemment ou inconsciemment, à la fois son enfance et la nostalgie andalouse. En étalant ses étoffes, ses caftans, ses couleurs chaudes qui contrastent ô combien avec celles de l’originale, l’artiste se remémore les femmes qui ont marqué son enfance. Il y rend un vibrant hommage à Velázquez, à son classicisme académique, ainsi qu’aux   artistes marocains qui ont façonné sa palette et   nourri son imaginaire. En l’intitulant « Symbiose », il y célèbre  le paradis Andalou  où coexistaient, dans l’harmonie,  les trois religions du livre. Une belle manière  aussi de saluer le vivre ensemble qui a marqué la longue histoire du Maroc et qui fait aujourd’hui   sa spécificité sinon son exception.
*Texte publié dans le catalogue de l’exposition Faissal ben Kiran, Hommage au Maîtres, Medina Aet Gallery, Tanger.

   

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