Il est né l’année de l’indépendance, à Mers Sultan, dans une ville cosmopolite, pimpante et moderne dont il garde une puissante nostalgie. « Ma sœur et moi allions dans une école primaire où les enseignants étaient tous français et où les élèves étaient français et marocains, musulmans et juifs », raconte-t-il. Comme tous les enfants de son âge, il écume les innombrables cinémas de la ville, admire les vitrines du boulevard Mohammed-V, rêve devant les devantures des concessionnaires. Il est un enfant du début des années 60, à l’aise et insouciant dans cette double culture qui a pour lui « une espèce de poésie ».
Et puis, il part en France pour l’Ecole d’architecture de Paris. En 1986, le retour est rude : il découvre une ville dégradée, appauvrie culturellement. Les bâtiments Art déco et Bauhaus de son enfance commencent à tomber en ruine. Les démolitions se succèdent : celles de la villa El Mokri, de l’immeuble Paris-Maroc, du Théâtre municipal, de la Villa Benasseraf, de l’hôtel d’Anfa… Peu à peu, une mission s’impose à lui : sauver ce qui peut l’être. Il restaure la Villa des Arts en 1995 et cofonde la même année l’association Casa-Mémoire, dont la mission est de sensibiliser à la préservation et à la restauration du patrimoine urbanistique de la ville. Il en sera le président de 1998 à 2003. De 2001 à 2003, il est le conseiller à l’urbanisme du wali, Driss Benhima, ce qui lui permet d’arrêter le massacre et, notamment, de sauver les Abattoirs.
Aujourd’hui, entre deux projets (notamment CasaArt, le plus grand théâtre d’Afrique et du monde arabe dont il est le concepteur avec l’architecte français Christian de Portzamparc), il milite auprès des Casablancais pour qu’en l’absence de projet et de volonté politiques, ils se réapproprient leur ville.
Par laurence oiknine
Photographe : Mustapha Errami
Quelles circonstances ont entraîné le boom de Casablanca au début du XXème siècle ?
La ville a connu un développement brusque. Le boom a débuté dans les années 1910 à 1912, quand Casablanca est devenue la capitale de la Chaouia, sachant que la région était le grenier du Maroc au niveau agricole et de l’élevage. Quelques grandes familles marocaines étaient sous la protection de quelques Etats : France, Belgique, Espagne, Angleterre, Allemagne… Toutes ces nations étaient présentes à travers des consulats installés dans l’ancienne médina. Ceux-ci étaient là pour défendre les intérêts de leur Etat, mais aussi ceux de leurs protégés. Car le Maroc était le seul pays d’Afrique du Nord à ne pas figurer dans la carte du partage du monde. Il faisait l’objet des convoitises de l’Espagne, de la France, de l’Angleterre au nord. On pensait que le Maroc avait du pétrole, puisqu’il y en avait en Algérie, ce qui suscitait de grands appétits. Puis la France est entrée de manière violente à travers le bombardement de la médina en 1907. Pourquoi Casablanca ? Parce qu’il y avait un port naturel, une darse. A cette époque, le pouvoir central, le Mahzen, s’était affaibli. La France est donc venue défendre ses intérêts. Deux familles allemandes, les Mannesmann et les Finck, détenaient alors de nombreux territoires : elle les a expropriés. On était dans une époque de tensions entre grands pays colonisateurs, d’autant que les grandes puissances étaient gouvernées par des militaires. Le Maroc était un prolongement du conflit qui les opposait. C’était la course au minerai, au territoire… Finalement, la conférence d’Algésiras a départagé les choses. A partir de là, Casablanca a connu une extension rapide.
Cette extension et cet afflux de population étaient-ils contrôlés ?
Dans un premier temps, ça a été le cas. Il y a plusieurs vagues successives d’immigration. La première a été composée de militaires, de quelques aventuriers, quelques voyous… Progressivement, à la demande, les spécialités ont suivi : les menuisiers, les plombiers, les constructeurs… On a commencé à ouvrir des quartiers de lotissements. Des lotisseurs de toutes les communautés et de toutes les religions sont arrivés à Casablanca pour se faire de l’argent. C’était des gens qui avaient une expérience en Algérie, en Tunisie, etc. On voyait la ville se faire, naître, et les plus visionnaires commençaient à s’installer, parce qu’il fallait être les premiers. L’actuel boulevard d’Anfa a été l’un des premiers quartiers à lotir en dehors de la médina. C’est au Café Central que tout le monde se retrouvait : les promoteurs, les agents immobiliers, les hommes d’affaires, les transitaires, les douaniers… Les commerces ont commencé à ouvrir : les banques, les épiciers, les cafés, etc. Il y avait alors une pression de la population qui demandait à se loger, à se nourrir et à s’habiller. Dans la médina elle-même, les gens ont commencé à construire sur les vergers. Dans ce contexte, le Maroc a eu la chance d’avoir Lyautey, qui était un grand homme d’Etat. D’abord parce que c’était un grand intellectuel, ensuite parce qu’il a aimé le Maroc et la culture marocaine pour laquelle il avait un grand respect. Quand Lyautey est arrivé, il n’y avait pas de bourgeois. Il n’y avait pas non plus de système monétaire. Or, tout pouvoir nouvellement installé recherche des appuis. Comme Lyautey n’en a pas trouvé, il s’est rabattu sur les artisans. C’est pour cela qu’on voit dans les constructions apparaître énormément le travail de ces artisans : au niveau du bois, des zelliges, de la sculpture sur plâtre… Lyautey a ramené ses équipes de travail et, parmi ces gens-là, il y avait un grand urbaniste, l’un des meilleurs de son temps, Henri Prost. Il disait : « On ne peut pas continuer à s’étendre comme cela. Ce pays n’a pas de plan. Il faut commencer par lui donner une vision ». On a donc commencé à dessiner des villes et à anticiper leur développement. L’urbanisme était alors une science nouvelle, rassemblant derrière l’urbaniste des sociologues, des historiens, des ethnologues, des anthropologues, toute une équipe pluridisciplinaire. Casablanca est devenu le premie r lieu au monde où on a commencé à faire de l’urbanisme, le premier où on a titré les propriétés immobilières. Casablanca est aussi née avec le cinéma, avec d’innombrables salles à travers la ville, sans parler des projections qui se faisaient à l’air libre, de manière occasionnelle. La ville est aussi née avec l’automobile et s’est préparée très tôt à recevoir les voitures, à travers l’aménagement de grands boulevards et l’implantation de nombreux grands concessionnaires. Enfin, elle est née avec l’aviation et la création de trois grands aéroports : Tit Mellil, Anfa et Nouaceur.
Comment les urbanistes ont-ils répondu à ces nouveaux besoins ?
La population qui arrivait alors s’inscrivait dans le maître-mot de ce début de siècle : la vitesse. La ville commençait à s’organiser : à avoir des plans et à faire l’objet d’études, notamment sociologiques. Les urbanistes devaient répondre aux besoins de la cité en donnant à la population des conditions de vie décentes : le confort, l’hygiène et les équipements. Ces derniers correspondaient à une grille : pour un nombre de population donnée, je dois avoir une école, un collège, un lycée… Il fallait créer tant de hammams, tant de fours… Il fallait des routes, de l’éclairage… On s’est préoccupé de l’assainissement : la médina a été qualifiée pour attirer de nouvelles populations. On y a créé des hôtels, des cinémas et des théâtres. Une notion nouvelle, internationale, est née par le Bauhaus et a été portée par une idéologie socialiste : mettre l’architecture au service de l’Homme. On a commencé à faire des logements en série au moindre coût, à la portée de tout le monde. Casablanca a été traversée par cet esprit et tous les spécialistes du monde s’accordent pour dire que c’était alors une ville étonnante de modernité. Ce n’était pas une ville que ses urbanistes devaient rattraper mais, au contraire, qui proposait à ses habitants des solutions de vie d’avenir.
Après la Première Guerre mondiale, on assiste à une immigration massive.
Des gens ont fui la guerre pour s’installer au Maroc, sachant qu’on pouvait y gagner de l’argent. Les années 20 ont connu une poussée démographique très importante. A cette époque, les gens sont lourdement armés : ils sont là avec l’idée de défendre leurs biens. C’est un peu le Far West. Il y a alors des moments de léthargie dans l’application des plans d’aménagement réalisés par Prost. Cela s’explique par le fait que Lyautey était mort et que le pouvoir central était donc très affaibli. De plus, beaucoup de militaires avaient été rappelés en Europe en raison de la guerre. Or, Casablanca n’est pas une ville qui attend : elle a continué de s’étendre de manière fulgurante. Et c’est toujours le cas aujourd’hui : les urbanistes s’emploient à la rattraper tandis qu’elle, tous les jours, elle avance.
En 1932, un deuxième grand urbaniste est venu à Casablanca, Michel Ecochard. Quelle a été sa contribution ?
Casablanca avait aimanté beaucoup de monde de tout le Maroc, souvent des personnes venues du milieu rural à la recherche de meilleures conditions de vie après quelques années de sécheresse. Les usines commençaient à se monter, l’activité économique était florissante. Le confort et la fortune, c’était Casablanca. Des gens arrivés à dos d’âne se sont retrouvés à la tête de fortunes en des laps de temps très courts. Il y avait donc une pression démographique énorme. On a commencé à parquer des gens n’importe où. On a vu naître des foyers d’habitations non réglementaires et complètement anarchiques. Les gens se regroupaient dans la médina et dans la périphérie de la ville par lieu de provenance, de manière tribale. Toute la ville européenne était ceinturée par des quartiers bourgeois comme les Habous, qu’on a construits dans les années 30, ce qu’on appelait « des quartiers de transition » et par la zone Hay Mohammadi-Carrières centrales. C’est dans ce contexte qu’est arrivé Michel Ecochard. C’était un jeune architecte qui avait participé à des congrès internationaux d’urbanisme et qui était appuyé par tout un groupe de jeunes architectes d’avant-garde, dont Pierre Riboulet. Il est donc venu pour rattraper la ville qui avait échappé aux planificateurs. Il a créé une trame en s’efforçant de « recoudre » les quartiers.
Ensuite, progressivement, la ville est tombée dans une sorte d’« anarchie ». Que s’est-il passé ?
L’indépendance est arrivée et avec elle, de nouvelles préoccupations. On a oublié l’urbanisme et l’architecture. On pensait que ces choses étaient acquises ; que lorsqu’une ville avait ses plans, ceux-ci allaient être valables pour toujours. Alors que l’urbanisme est quelque chose qui se corrige au fur et à mesure de la pratique, c’est un processus. Sur le moment, on répond à une situation donnée mais, vingt-cinq après, les générations ont changé, de même que les mentalités et les modes de vie. Les réponses doivent donc changer, elles aussi. Or, au lendemain de l’indépendance, il n’y avait pas d’architectes et d’urbanistes puisqu’on n’en avait pas formés.
Les équipements, notamment, n’ont pas suivi.
Jusqu’à 1974 ou 1975, on voyait peu de musulmans dans les piscines de Casablanca. Et puis après, je ne sais pas ce qui arrivé : peut-être est-ce l’émergence d’une classe moyenne ? Un problème de surdensité ? Un manque d’équipements de loisirs ou d’équipements tout court. Ces piscines n’ont pas bougé depuis que les Français sont partis : Tahiti, Miami, Tropicana, Kon-Tiki. Au contraire, il y en a moins qu’avant : l’Eden Roc, le Lido, Anfa Plage, Sables d’Or ont disparu. On avait la plus grande piscine du monde, la piscine municipale. Où est-elle ? Donc, les équipements n’ont pas accompagné le développement de la ville. Il y a moins de cinémas qu’avant alors qu’il y a plus de population.
Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui la ville est à ce point dégradée et que les habitants paraissent avoir abandonné tout esprit civique ?
L’anarchie s’installe soit quand les pouvoirs publics sont en retrait, soit quand ils sont corrompus par l’argent. J’étais conseiller de Driss Benhima à l’époque où il était wali de Casa. Nous avons alors fait un travail fantastique, notamment en libérant les trottoirs. L’Etat doit être du côté du citoyen. Si on libère les trottoirs, ce n’est pas pour embêter les cafés, mais pour permettre aux piétons de circuler. Auparavant, il y avait des gens qui pensaient pour la ville, qui en étaient les gardiens. La ville s’accroissait trop vite, c’est vrai, mais ils étaient là, ils s’accrochaient. Nous, nous avons abandonné. Ce sont d’autres forces qui se sont emparées de Casablanca et ce ne sont pas celles qui sont du côté de l’intérêt public. De plus, l’apprentissage prend du temps : « j’habite dans un immeuble pour la première fois de ma vie, donc je ne sais pas ce que c’est que les intérêts en commun, l’ascenseur qui appartient à tout le monde. Moi, je ne sais pas partager ». Nous n’avons pas totalement assimilé la notion de vie en collectivité.
Que doit-on faire, concrètement, pour remettre de l’ordre dans la ville ?
Des plans de rattrapage : il faut faire de la couture entre le passé et l’avenir. Cela passe par la restructuration des quartiers, la réhabilitation des bidonvilles… C’est en train de se faire, grâce à une volonté politique bien ancrée.
Ne se contente-t-on pas de repousser la pauvreté hors de la ville ? De transférer les gens d’un bidonville de Bourgogne à un bidonville de Sidi Moumen ?
Il faudrait bien sûr éradiquer ce phénomène de bidonvilles en relogeant les gens. Dans une stratégie gagnante pour Casablanca, les populations des secteurs à restructurer doivent avoir quelque chose à y gagner. S’il y a trop de perdants, la restructuration échouera. Tout le monde doit être emporté par le train du développement. Le problème, c’est qu’il existe des promoteurs immobiliers qui tirent bénéfice de ces bidonvilles. Ce sont des réseaux mafieux qu’on n’est pas encore parvenu à éradiquer.
N’est-ce pas là le cœur du problème : on a laissé la ville aux mains des promoteurs immobiliers ?
Ce n’est pas nouveau : ça a toujours été le cas à Casablanca. C’est même devenu l’une des composantes de l’identité de la ville. Le problème c’est qu’au fil du temps, les promoteurs immobiliers ont perdu énormément d’éducation et d’éthique. Dès qu’ils sentent que les pouvoirs publics chargés de la régulation s’affaiblissent ou sont achetables, ils en profitent.
Parmi les problèmes les plus importants de la ville, il y a celui de la circulation, avec des embouteillages constants. Comment y remédier ?
Les Casablancais s’en rendent comptent, ils le subissent au quotidien et, j’espère, ils le comprennent : il y a des travaux sur le boulevard Mohammed-V pour l’aménagement de la grande ligne du tramway de Casablanca. Elle s’inscrit dans l’étude de déplacement urbain lancée par Driss Benhima. C’est une nouvelle « culture » de déplacement qui va voir le jour dans la ville. La ligne ira de Sidi Maârouf à Sidi Moumen, en passant par le cœur de Casablanca. Aujourd’hui, il y a d’importants bouchons à l’entrée et à la sortie de la ville, des problèmes d’occupation des trottoirs avec des rues « habitées » et des marchands ambulants qui s’installent sur l’espace public. De plus, et c’est malheureux, le matin, quand vous vous retrouvez bloqué dans la circulation, vous vous apercevez qu’il n’y a qu’une personne par voiture. Il n’y a pas suffisamment de bus et de taxis, si bien que les gens n’ont pas d’autre choix que de prendre leur véhicule. Pour réduire la voiture en centre ville, il faudrait aussi créer des bâtiments-parkings afin d’encourager les gens à emprunter les transports en commun. De plus, les institutions de la métropole doivent prendre leurs responsabilités : le problème des taxis et des bus ne va pas se résoudre tout seul. Aujourd’hui, les bus s’autogèrent, les taxis encore plus. Ils sont l’illustration typique du rapport de force : ils sont plus forts que la ville. Le tramway devrait être le début d’un grand processus de politique de déplacement d’urbain. On souffre un peu en ce moment, mais c’est un moyen d’améliorer notre avenir et celui de nos enfants.
Comment peut-on opérer la réconciliation entre la ville et ses citoyens que vous appelez de vos vœux ?
Auparavant, les habitants avaient conscience que leur ville était le socle de leur vie, qu’elle était un bien en commun à partager avec les autres, qu’elle était l’endroit où s’exerce la démocratie à travers les rencontres, les échanges. Ceci parce que la ville remplissait sa fonction à travers les paramètres urbains qui sont l’hygiène, le logement, le transport, les loisirs, la culture et le sport. Quand la ville accomplit ses devoirs vis-à-vis du citoyen, il y a un échange qui se fait et le citoyen la respecte. Une ville où l’on démolit des théâtres, où l’on construit sur les espaces verts, sur les terrains des autres et sur les trottoirs perd la confiance de ses citoyens. En retour, les citoyens doivent accepter des règles de vie, des contraintes parfois sévères. Les trottoirs sont faits pour les piétons, pas pour les marchands ambulants. Les espaces verts sont faits pour permettre de respirer et non pas pour devenir des dépotoirs. Il faut que la ville revienne au cœur des préoccupations et qu’on se rappelle qu’elle est faite pour les hommes.
Quels sont les équipements publics qui pourraient favoriser ce renouveau ?
Ils doivent se concevoir comme un maillage, avec une hiérarchie : une bibliothèque régionale ; des bibliothèques municipales ; des bibliothèques de quartier… De même, pour les hôpitaux, le réseau doit répondre aux besoins de manière graduée, depuis le CHU jusqu’au dispensaire. Idem pour le théâtre, avec un théâtre national et des salles de quartier.
Quelle solution préconisez-vous pour la sauvegarde de la médina ?
Elle est le cœur battant de Casablanca, notre Quartier Latin à nous. Autrefois, elle remplissait toutes les fonctions d’une ville : il y avait les consulats, les épiceries, les dispensaires, les équipements culturels et cultuels, les marchés, les cinémas, les théâtres… Il faudrait la réhabiliter dans ce sens-là, pour qu’elle retrouve son autonomie et son histoire et qu’elle continue à nous parler. Aujourd’hui, vu l’état dans laquelle elle est là, plus personne n’ose dire qu’il vient de l’ancienne médina. Ce qui est pervers, c’est qu’elle est à la fois une centralité et une périphérie, enclavée entre un mur de port et les remparts extérieurs. On a besoin d’une gentrification de la médina, que ceux qui en sont sortis rachètent leur maison de famille pour la réhabiliter. Les Casablancais qui en sont issus ont bien gagné leur vie : pourquoi ne pas le lui rendre en faisant des lieux de prestige, en créant des fondations ? Il faudrait réintroduire l’investissement, encourager les gens à mettre de l’argent dans le circuit économique de l’ancienne médina. Il est dommage qu’à Casablanca, chaque fois qu’un centre urbain naît, cela annonce la mort de celui qui l’a précédé. Heureusement, il y a un travail de réhabilitation, un comité de pilotage placé par Sa Majesté, une volonté de lancer une restructuration de la ville avec l’ancienne médina comme point de départ.
Comment expliquez-vous que la culture soit à ce point délaissée à Casablanca, avec très peu d’équipements dédiés ?
C’est une grande mégapole, un lieu de rencontres et d’échanges entre des gens venus des quatre coins du monde : des marins, des aviateurs, des religieux… Le brassage qui a lieu dans cette ville est extraordinaire. C’est déjà une culture en soit. Certes, Casablanca n’a pas une culture académique et institutionnelle. Mais, la ville a créé son propre langage avec des mots tirés du français, de l’espagnol, du portugais… Elle a aussi fondé sa propre musique : les chikhats, Bouchaïb El Bidaoui, etc. Elle a créé un phénomène extraordinaire qui a débordé bien au-delà des frontières du Maroc et partout dans le monde, c’est Nass El Ghiwane ! C’est un phénomène né de la souffrance et de la répression : c’est ça, Casablanca ! La troupe de théâtre de Tayeb Seddiki se produisait dans le monde entier. Casablanca est une grande fabrique de culture, même si ce n’est peut-être pas le lieu où la consomme. En matière d’architecture, c’est encore plus vrai, puisque la ville a créé sa propre modernité.
Vous avez été chargé de la réhabilitation de l’hôtel Lincoln. En quoi consiste le projet ?
J’ai eu le privilège, après une longue bataille des associations de Casablanca pour la sauvegarde et la réhabilitation de l’immeuble Bessonneau, qu’on appelle hôtel Lincoln, d’être désigné pour ce projet qui consiste à en faire un hôtel de prestige et de charme en plein cœur Art déco de Casablanca. L’Agence urbaine est le maître d’ouvrage délégué et finance les travaux. L’hôtel sera géré par une enseigne internationale rompue au savoir-faire hôtelier qui sera désignée par le biais d’un appel à manifestation d’intérêt. Je suis chargé de refaire la façade à l’identique, ainsi que l’ossature de l’hôtel. Pour ce qui est de l’ordre de la décoration intérieure, je serai à l’écoute de l’enseigne qui gérera cet hôtel. Mon souhait est de lui donner un caractère très Art déco des années 1920 de Casablanca pour marquer l’identité de la ville à cette occasion et consolider cette tradition architecturale là où elle est née. C’est l’occasion de mener à bien un projet qui pourra impacter positivement sur tout son environnement.
Malgré les maux que vous avez évoqués, vous continuez d’aimer cette ville. Pourquoi ?
C’est la ville de mes origines et je le crie haut et fort. C’est une ville qui a une histoire particulière, qui offre énormément de possibilités et de liberté. C’est l’une des plus grandes mégalopoles du monde. Et c’est une véritable école. D’abord en matière d’architecture puisqu’elle est un musée à ciel ouvert. Et puis, elle m’a offert une double culture : j’ai grandi dans une maison où, à gauche, il y avait le quartier français de Mers Sultan et, à droite, le quartier marocain de Benjdia. Cette ville est riche de son identité plurielle et de ce brassage de populations qui, aujourd’hui encore, continuent à vivre en parfaite harmonie. J’aime ce que Casablanca nous offre : ses loisirs, ses piscines, sa culture, son identité musicale. J’ai connu le Théâtre Municipal, j’ai loué au Parc Murdoch, j’ai fréquenté les marchés aux puces, j’ai vu la troupe de Tayeb Seddiki, j’ai entendu Nass El Ghiwane, j’ai lu Zaf Zaf… Je continue à aimer cette ville parce qu’elle continue à militer. Ce que je demande, aujourd’hui, c’est l’effort de tout le monde. Surtout de ceux qui se sont enrichis : cette ville a induit des fortunes et il faudrait que ces gens-là le lui rendent. Elle a besoin de musées, de bibliothèques… L’une des qualités les plus remarquables de Casablanca est sa générosité et je trouve qu’on ne le lui rend pas.
Le Casablanca de Rachid Andaloussi
Quel est votre plus ancien souvenir de Casablanca ?
C’est la maison Art Déco dans laquelle j’ai grandi, à Mers Sultan. Et puis les cinémas de Casablanca dans lesquels j’allais voir des westerns, principalement les cinémas Liberté et Colysée.
Et le meilleur ?
Lorsqu’on allait prendre une glace à l’hôtel d’Anfa. Et puis le Belvédère, où j’allais admirer le coucher du soleil avec mon père : ça, c’était la grande sortie. Ce que j’aimais, c’était le passage d’une culture à l’autre, nos voisins européens et marocains, musulmans et juifs. J’allais chez mon voisin Gilles, avec qui je jouais aux soldats de plomb. Je m’habillais bien pour aller chez l’associé de mon père, M. Melloul. On passait de la mosquée à l’église et à la synagogue. Le dimanche, nous allions voir des films à la cathédrale Notre-Dame : le séance avait lieu à 10h et coûtait 50 centimes. C’était un genre de ciné-club, le curé faisait un petit discours. L’ampoule grillait tout du temps : je ne suis pas sûr d’avoir un seul film en entier… Ce qui était sympathique aussi, alors que j’avais 10 ou 11 ans, c’est le circuit des affiches de cinéma que nous faisions avec mes copains : il y avait une trentaine de salles entre Mers Sultan et Mohammed-V ! Sur le boulevard, les étalages étaient magnifiques. De l’autre côté, il y avait les échoppes, les artisans, les vendeurs de babouches. Je pouvais faire ce beau voyage en une minute, sans prendre de billet d’avion. On circulait parce qu’il y avait les tramways et les bus. C’est ça mon Casablanca à moi.
Quel est votre quartier préféré dans la ville ?
Mers Sultan, parce que j’y suis né. Et puis les Habous : ma famille vivait là-bas et c’était le quartier où vivaient mles copains de lycée.
Où aimez-vous flâner ?
Dans la ville européenne. Et dans les carrières centrales : je vais à la rencontre des jeunes générations dans le quartier. A Derb Foukara, Derb Daladia, dans le quartier Bousbir, près des des cinémas Al Malaki et Mauritania.
Un monument de la ville que vous aimez ?
Je n’aime pas un monument, mais des quartiers. J’ai aimé les beaux jardins du quartier Gauthier autrefois. Et puis cet emblème de Casablanca qu’est immeuble Liberté. J’aime les immeubles Assayag, Bendahan, la place Mohammed-V…
Un hôtel que vous conseilleriez ?
Le Belvédère, parce qu’il offre la plus belle vue de Casa au coucher du soleil. Et puis le Transatlantique, l’Excelsior, Le Plazza et l’Hôtel Central dans médina.
Où aimez-vous prendre le café le matin ?
A un certain moment, au café Mauritania
Quel est votre restaurant préféré ?
Le Dauphin. C’est là que je retrouve les amis, les copains.
Où aimez-vous faire vos courses ?
Dans les quartiers Racine et Gauthier.
Quelle plage fréquentez-vous ?
La porte 17 à Ain Diab.
A quelle époque auriez-vous aimé vivre dans cette ville ?
Aujourd’hui.
Un personnage dans l’histoire de cette ville qui vous inspire ?
Il y en a plusieurs : Bouchaïb El Bidaoui, Henri Prost, Brahim Roudani, Tayeb Sedikki, Ali Yata, Ahmed Laski, Pitchou, Nawal Moutawakil et les membres de Nass El Ghiwane.
Quel lieu méconnu de Casablanca conseilleriez-vous de visiter ?
Les Abattoirs : c’est l’un des bâtiments les plus anciens et les plus caractéristiques de la ville, très imprégné Art Déco avec en même temps de l’artisanat marocain. Et puis c’est à la fois un lieu de grande utilité en matière d’hygiène et de santé et un bâtiment très beau et impressionnant.
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