Mounir Serhani, écrivain et agrégé : Le Maroc, des valeurs en crise à la crise du sens

by Abdelhak Najib

“ L’heure est grave dans notre pays. Les prétendus gardiens de la morale sont de retour. En effet, prise dans le sens le plus large, la morale regroupe l’ensemble des valeurs normatives réglant la vie en société tout en prisant ou carrément imposant un modèle de vie, selon des paramètres présomptueusement universels. L’agir social est tributaire d’un système figé et souvent invariable. Or il s’agit d’un repère essentiel de l’identité individuelle. Le problème réside en fait dans ce mélange bigarré qui forge une personnalité on ne peut plus typique alors que le Maroc, depuis ses essors andalous, fut un lieu de tolérance, de coexistence et de vivre-ensemble.

C’est donc dans une société dite traditionnelle que les deux morales tendent à se confondre : collective et individuelle. Le scénario que nous sommes en train de subir est celui d’une société où la vie privée est inexorablement dissolue dans la vie sociale comme si notre société « moderne » retournait, comme par enchantement, à l’ère grégaire. Un tel esprit globalisant ne fait que dégrader les acquis démocratiques où le citoyen réalise pleinement son individualité. Ainsi la doxa renait-elle de ses cendres pour rétablir un ordre révolu et des discriminions désuètes au profit des forces majoritaires. On n’est pas sans savoir que la situation nous alerte pour que nous pensions à une issue d’urgence à même d’endiguer ce déferlement que nous oserons appeler métaphoriquement : le Retour des Assassins ! 

   

Il faut procéder à un travail de sape susceptible de remettre les pendules à l’heure, cette heure de tolérance qui régulait le quotidien pluriel de nos ancêtres. Cet horizon perdu de notre culture marocaine je l’ai découvert à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon quand j’ai effectué une recherche académique sur la philosophie d’Averroès et son interprétation de la Loi religieuse. La conclusion de ce travail de fond fut toute simple : le drame de nos sociétés est étroitement lié à notre interprétation « unique » du texte sacré. L’Islam est absolument au risque de cette exégèse archaïque qui reste rétive à l’innovation et à l’accompagnement de l’intelligence humaine en perpétuelle mutation. Notre grand-père philosophique prône la pluralité en termes de lecture et d’approche pour la société vive sous le signe de la tolérance. Akoun propose, dans ce sens, une définition d’apparence abordable et pratiquement difficile à adopter : la tolérance n’est rien d’autre que la réception d’autrui dans sa différence ! Pourquoi donc vouloir unifier les esprits et faire de l’autre notre alter ego ? Pourquoi ne pas avoir raison contre tous et pourquoi avoir tort contre tous tant que le bien et le mal, le juste et l’injuste, en matière d’idées et de pensées, ne sont pas délimités d’avance par une quelconque instance référentielle ? La différence n’est-elle pas une richesse ? La particularité n’est-elle pas une valeur ajoutée ?

Aujourd’hui, chaque fois qu’un problème surgit, la volonté d’unification et de puissance l’emporte sur la morale civilisée. Pire encore, un petit phénomène devient de facto médiatisé et agrandi à telle enseigne qu’il revêt une dimension supra-réelle tout en taxant les coupables d’apostasie, de débauche, voire même d’infidélité ! Comme s’il s’agissait d’une guerre latente qui remonte à la surface sociale pour que les individus affichent de manière frontale leur rancune, leur antipathie et leur vouloir se venger. Rappelons-nous cette avalanche d’injures et de condamnations que le réalisateur de Much Love a reçue avant la sortie de son film. Les gens réagissent à cause d’un bruit qui court et d’une rumeur qui circule, c’est-à-dire qu’ils sont là prêts à accuser et que le bûcher est enclin à l’Inquisition. L’art qui, au fond, est censé sauver les hommes du gouffre du préjugé et de l’accusation, se trouve pointé du doigt sans qu’on sonde son essence esthétique ou qu’on écoute son message d’œuvre -d’art porteuse de visions etc. C’est là un dépérissement des valeurs et une perte des fondements qui assignent à tout un chacun le droit de s’ouvrir aux autres. Ainsi, voulons-nous vouer l’individu à un repli sur son domaine privé et cultiver inconsciemment les esprits extrémistes ? Existe-t-il un principe qui permet d’établir une hiérarchie entre les morales ?

Sociologiquement, les valeurs ne sont pas immuables. Elles changent avec les particularités et les mutations des sociétés. Elles évoluent même quant à leur ancrage dans les consciences et les mentalités. La société marocaine n’est plus la même. Il s’ensuit que la sphère des valeurs devrait accompagner ou du moins tolérer ses nouvelles transformations et inclure des principes érigés en valeurs universels. Car la tradition autoritaire est bel et bien démodée. Il est donc temps d’aller de pair avec nos devises criant la liberté, les droits de l’Homme et l’Etat de loi…

Ces évènements survenus récemment au Maroc traduisent visiblement notre état de conscience (collective) : le harcèlement et la détention des filles d’Inzegane, la flagellation de l’homosexuel de Fès, la censure du film de Nabil Ayouch… Ce n’est qu’un témoignage vif de la régression des libertés publiques et individuelles au Maroc. Un tel conservatisme traçant a priori des lignes rouges à ne pas transgresser souffre lui-même d’un éventail de contradictions sautant aux yeux surtout quand il s’agit d’une idéologie politico-religieuse qui en tire profit pour sa propre propagande populiste. L’heure est grave car nous allons vers un Maroc dualiste, ou même schizophrène, qui risque de faire de la société un champ de bataille politique et une discorde qui ne trouverait éventuellement sa paix que dans le double discours, deux modes de vie (latent et affiché, traditionnel et moderne…). C’est en quelque sorte une manière de nourrir le pâle reflet de la morale qui ne tardera pas à muer notre pays en une société factice où le faux et le masque l’emportent sur ce que nous étions et bien entendu ce que nous sommes par un vrai déphasage entre l’être et le paraitre dans la mesure où « derrière chaque mot, un préjugé », comme disait Friedrich Nietzsche. ”

 

   

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