Cinéaste de l’humain et de la mémoire , Kamal Hachkar tient à rappeler, dans chacune de ses oeuvres, ô combien les peuples juifs et musulmans sont frères en corrigeant les trous de mémoire des livres d’histoire. Dans « Tinghir Jérusalem », en 2012, le réalisateur confrontait déjà les deux peuples voisins, en leur donnant la possibilité de se retrouver, de s’expliquer des années plus tard. Il vient de faire le buzz avec un extrait de ce film important qui a été suivi par plus de 1.5 millions de followers. Comme quoi un film laisse son emprunte à vie. Rencontre avec un cinéaste fédérateur.
- Comment expliquez-vous le succès encore fulgurant de Tinghir Jérusalem ?
Je n’arrive pas à me l’expliquer réellement. La seule chose que je sais, c’est que ce film m’a pris 5 ans de travail, je l’ai fait avec toute mon âme, mon corps, mes tripes. Il y avait comme une urgence absolue à inscrire sur la pellicule cet exil des juifs de Tinghir et cette mémoire de cette coexistence entre juifs et musulmans. Il était urgent de capter la mémoire des anciens car depuis, mon grand-père que Dieu ait son âme est mort, beaucoup de mes personnages sont décédés. Ce film a une résonnance universelle, je le savais bien sûr mais sans me douter du succès qu’il allait avoir.
Il est tellement difficile de faire des films qu’on ne parvient jamais à se projeter et à imaginer les réactions du public. Aujourd’hui, je suis fier que mon premier film fasse parti du patrimoine national, qu’il s’est imprimé dans la mémoire collective nationale même internationale puisque le film est devenu un objet d’étude dans les plus prestigieuses universités comme Princeton ou Columbia. J’avais conscience que mon projet était singulier, novateur que personne n’avait jamais fait. C’était la première fois qu’on avait le regard d’un franco marocain de culture musulmane sur ce passé. Aussi, sa diffusion en prime time sur 2M dans la case des Histoires et des Hommes grâce à Réda Benjelloun lui a donné une raisonnance très forte. Et puis sa sélection au Festival National du film de Tanger où j’ai eu le prix de la meilleure première œuvre. Je tiens à rendre hommage à ce grand monsieur qu’était Nour Eddine Sail (paix à son âme) qui a maintenu mon film en dépit des pressions et des menaces. Il a défendu la liberté de création face à son ministre de tutelle Mustapha El Khalfi, qui avait décidé de boycotter le festival si Tinghir Jérusalem n’était pas retiré de la sélection. Au final, le public s’est reconnu, s’est identifié à mes personnages simples et profonds qui sont capables de vous parler de l’arrachement à la terre, des maisons vides avec beaucoup de poésie. Le film évoque nos mémoires communes et plurielles. C’est un film sur la perte de l’Autre, et on a tous ressentis au moins une fois dans sa vie ; ce sentiment de perte.
- Aujourd’hui, avec la réaction de États-Unis, votre démarche sur la quête de l’identité judéo marocaine prend toute son ampleur. Comment est née l’envie de raconter ce sujet ?
Mes films sont le toujours le prolongement de mes questionnements et interrogations Quand j’ai appris, à l’âge de 20 ans, qu’il y avait des marocains juifs, j’étais abasourdi dans le bon sens du terme. Je pensais qu’un marocain était forcément musulman. Tout à coup, cette révélation fut le moteur de ma curiosité. J’ai voulu comprendre comment on s’arrache à sa terre, à son enfance, aux odeurs du pays, pourquoi ils étaient partis. Parallèlement, j’interrogeais les musulmans de Tinghir pour savoir ce qui restait de cette vie ensemble. Qu’avaient ils compris de ces départs ? Ce fut un véritable puzzle pour démêler ces paroles. A l’instar du psychanalyste, je me devais de recueillir ces mots. Dans cette séparation, il y a une meurtrissure , une blessure comme le disait le grand écrivain Edmond Amran El Maleh. On fait des films qui sont des miroirs de nos questionnements. Je suis né à Tinghir, j’ai quitté le Maroc à l’âge de 6 mois. J’ai grandi dans les campagnes françaises mais chaque été je revenais à Tinghir. Nous avons notre maison familiale, ma famille. J’ai beaucoup de chance car je suis né dans une maison en terre de pisée, et toute mon enfance a été baignée par les odeurs du Mellah, de la vieille ville. Évidemment, à l’adolescence on se pose beaucoup de questions. Qui suis-je ? Marocain, Français ? Et des deux côtés, j’étais l’Autre à chaque fois. J’ai toujours ressenti une forme d’étrangeté. Si un jour, je devais écrire un livre de cette expérience-là, je l’intitulerai « Mon étrange étrangeté ». J’ai rencontré Simon Levy du Musée Juif de Casablanca, il me fascinait et me faisait penser à mon grand-père paternel. Il m‘a fait visiter toutes les synagogues de Casablanca et voyant que je ne voulais pas le quitter, il m’invita à déjeuner chez lui. J’ai aussi été très marqué par ma rencontre avec l’écrivain Edmond Amran El Maleh, son livre « Milles ans et un jour » résumait parfaitement cette déchirure, cette perte . Je l’ai rencontré deux fois à son domicile à Rabat. Nous avions de grands moments de silence dans notre conversation mais j’avais le sentiment qu’on se parlait aussi à travers ces silences. A un moment donné, je réfléchissais à voix haute en me posant cette question à moi-même ‘Pourquoi j’étais hanté par ces départs ? Comme une révélation, Edmond me dit cette phrase incroyable : « Vous pourriez intituler votre film, J’aurais pu être ce juif ».En fait, cet exil, cet arrachement à la terre, me renvoyait à ce que mes parents avaient vécu aussi, la seule grande différence, c’est que nous avions encore une maison et une famille à Tinghir. Les juifs, eux, quand ils partaient, ils quittaient tout. De là, est née mon empathie pour les exilés, pour tous ceux qui migrent, qui partent, qui s’arrachent à leur terre. J’ai toujours pensé que l’identité est quelque chose de complexe, toujours en mouvement, jamais fixe. Notre fierté est là dans cette diversité culturelle, dans cette pluralité marocaine et je crois profondément dans le cosmopolitisme, dans la différence et la ressemblance pour faire avancer une société. Voilà comment est née mon désir de raconter, faire prendre conscience au monde entier cette part incroyable de cette histoire, qu’on doit enseigner à l’école. On commence à le faire. On doit aussi enseigner la culture sahraouie, la culture amazigh. Tout cela fait partie du Maroc pluriel que nous avons tous envie de défendre. Pour moi, ce film est le meilleur vaccin contre tous les discours amnésiques sur notre histoire plurielle. J’ai choisi le vecteur du cinéma parce que,, pour moi, c’est peut-être le vecteur artistique le plus populaire qui peut toucher toutes les classes sociales confondues.
Edmond me dit cette phrase incroyable : « Vous pourriez intituler votre film, J’aurais pu être ce juif »
- Quels souvenirs gardez-vous du tournage Tinghir/ Jérusalem ?
J’ai tellement de souvenirs. Evidemment, tourner à Tinghir fut pour moi une expérience incroyable d’introspection. J’étais chez moi et en même je regardais ce qui se passait avec un œil distant et extérieur. C‘est toujours comme cela que je construis mes films, avec un regard de l’intérieur et de l’extérieur.
Filmer mon grand-père, paix à son âme, fut très émouvant pour moi. Il est mort le lendemain où j’ai reçu le prix de la meilleure première œuvre à Tanger, en février 2013. Comme si il avait attendu que je sois consacré avant de partir. A chaque fois, que je déambule dans la vieille ville, je repense à lui, à sa bienveillance. Quelle chance d’avoir pu l’immortaliser et d’avoir vécu ce lien intime et fort. J’ai aussi un souvenir vivace de cette séquence totalement spontanée où je frappe à la porte et une femme Yacout m’ouvre et clame haut et fort que la Terre est à tout le monde et que c’est péché de s’entretuer. Ce fut un grand moment de cinéma pour toute l’équipe et un grand moment politique. Je fus aussi particulièrement ému de ma rencontre avec Shalom Illouz qui parle couramment l’amazigh et qui connaissait mon grand-père. D’où mon idée d’organiser cette conversation skype avec mon père. La force du documentaire, c’est ce réel qui peut vous exploser en pleine figure et à n’importe quel moment c’est d’une puissance sans nom.
Ce tournage, ce film m’a permis de rencontrer ma famille de cinéma avec qui j’ai tout appris. Yäel Bitton, ma formidable monteuse de Tinghir Jérusalem et aussi de mon dernier film « Dans tes Yeux, je vois mon Pays ». Elle est suisse et marocaine juive par son père. J’ai appris avec elle à lire une image, à raconter une histoire. Nous sommes tellement complices intellectuellement et politiquement. Un véritable bonheur de travailler ensemble. Grâce à elle, j’ai rencontré mon chef opérateur, Philippe Bellaïche, lui marocain juif par sa mère. Il tentait toujours de comprendre ce que je voulais faire, pourquoi cette séquence, quel cadre, il me posait cette question, tu vois quoi ici ? Philippe, c’est la sérénité assurée sur un tournage. Pour un anxieux, comme moi, ce calme il parvenait à me le transmettre.
« Filmer mon grand-père, paix à son âme, fut très émouvant pour moi. Il est mort le lendemain où j’ai reçu le prix de la meilleure première œuvre à Tanger, en février 2013. Comme si il avait attendu que je sois consacré avant de partir ».
Deux grands noms du cinéma qui m’ont construit et qui m’ont tant appris. Ils m’ont tout de suite considéré comme un des leurs, et non comme un débutant. J’aimais leur bienveillance. Par ailleurs, ce sont des êtres chaleureux, je n’aime pas les gens froids. Tinghir Jérusalem m’a fait connaître et c’est ce travail qui m’a permis de produire mon premier film avec ma société HK’Art Studio : « Dans tes yeux, je vois mon pays ». Donc, j’ai aussi une profonde gratitude pour ceux qui m’ont soutenu et me font confiance. La fondation Hassan II me soutient dans mon travail depuis Tinghir Jérusalem, je leur dois beaucoup. J’ai pu compter sur le soutien la fondation Majorelle, des Centrales Automobiles Chérifiennes, de la Fondation Aïcha, de la Sacem en France, de Steeve Ohana, de Gibraltar Production avec Yan Delgado ou encore de la fondation Tolédano.
Au final, c’est une expérience de vie. Ce n’est pas juste un film. Ce film a changé ma vie, il a changé la perception aussi de beaucoup de gens sur cette histoire. Il a fait poser des questions. C’est le plus beau des cadeaux, je crois, de questionner de bousculer, d’interroger nos sociétés.
- Vos films sont souvent des leçons qu’on étudie à la fac , en école de cinéma. A-t-on conscience de faire un film important à l’étape de l’écriture ?
Oui, en tant qu’ancien prof d’histoire, voir son œuvre étudiée, décortiquée par des anthropologues, des historiens est extrêmment gratifiant. J’ai été invité à faire des master class dans des prestigieuses universités américaines, on se s’attend jamais à ça. C’est tellement difficile de faire un film. Ce fut une guerre contre moi-même souvent, contre la peur. Ayant le syndrome de l’imposteur de par mes origines populaires, je devais lutter contre ce sentiment de ne pas me sentir légitime. Faire du cinéma dans ma tête, c’était pour les enfants de riches, de ceux qui sont établis déjà. Je suis le premier de ma famille à avoir eu le Bac et à être allé à l’université.
Je me suis autorisé à exercer mon désir, l’analyse m’a beaucoup aidé à libérer mon énergie créatrice. Je devais sublimer et transcender toutes mes interrogations, ma force et ma fragilité. J’ai trouvé mon moyen d’expression et c’est le cinéma..
Ce désir de faire du cinéma pour s’affirmer, c’est déjà une bataille contre soi. Mais il y a quelque chose de vital dans l’acte de créer sur des questions qui m’animent et me hantent. Pour moi, faire du cinéma, c’est une prolongation de mon être, de ce que je pense ou de ce que j’ai envie de faire passer comme message. C’est un immense privilège en même temps de faire ce travail difficile mais oh combien passionnant. La seule chose dont on peut se rendre compte au stade de l’écriture et même de l’idée, c’est d’avoir le sentiment de traiter de quelques chose de très particulier et qui va vous habiter longtemps. Pendant, un projet, je vis avec le film, je me lève avec, je dors avec, tout mon être est mobilisé. Même en vacance, j’y pense. Ce que je veux dire par là, que pour moi ce n’est pas un acte banal. D’ailleurs, je pourrais pas faire de films où je ne suis pas un tant soit peu habité par le sujet. Cela me coûte émotionnellement de faire des films. Je ne fais pas des films sur la culture de la patate avec tout le respect que je dois aux personnes qui pourraient trouver cela passionnant.
Ce qui est beau dans le cinéma, ce sont ces belles surprises. Toute la magie est là. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir eu cette reconnaissance dès mon premier travail Mais vous savez, malgré le succès, pour tous mes films après, j’avais l’impression, à chaque fois, d’un éternel recommencement.
« Je ne sais pas si on réussira à épuiser cette question de l’identité juive marocaine ».
- Sentez-vous, qu’après » Dans tes yeux » , vous avez tout raconté sur ce sujet-là. Où vous reste-t-il encore des pistes à explorer.
Je ne sais pas si on réussira à épuiser cette question de l’identité juive marocaine. Il y a tant d’histoires à raconter. D’autres films depuis existent et tant mieux. Il est important d’avoir des regards diversifiés sur cette question, chacun avec son point de vue, sa sensibilité. Je ne comprendrai jamais ceux qui se pensent dépositaire à vie d’un sujet. Quand j’ai terminé Tinghir Jérusalem en 2012, je savais que je n’avais pas fini d’explorer cette riche thématique. C’est ainsi que j’ai voulu raconter cette troisième génération qui se réapproprie son identité marocaine par la musique et la langue. Je pense avoir bouclé la boucle mais il ne faut jamais dire jamais. Si j’ai le sentiment que je peux encore apporter quelque chose de nouveau, d’autres niveaux de lecture, on verra mais j’ai plutôt le sentiment que j’ai raconté ce que j’avais envie de raconter. Le cinéma est une question de désir. J’ai d’autres histoires à explorer. Mes films ne m’appartiennent plus, il appartient au public. Mes œuvres sont comme mes enfants, je les accompagnerai toujours pour les aider à grandir.
Je travaille actuellement sur l’écriture d’un opéra amazigh et je prépare un festivaldes Cultures plurielles à Tinghir, ma ville natale. J’ai rencontré le dynamique gouverneur de la province cet été, Hassan Zitouni et il semble vouloir soutenir le projet. Nous avons besoin d’espaces de culture et d’échanges, mettre en valeur les talents incroyables de ma région le Sud-Est. Nous attendons que la pandémie soit maîrisée pour organiser cet événement. Pour l’instant, je m’occupe de la distribution de mon dernier film ‘ Dans tes Yeux, je vois mon Pays’ où il a été et est sélectionné dans de nombreux festivals.