Ultra moderne solitude

by Abdelhak Najib

C’est un monde de fous. Chacun derrière un clavier (ordi, tablette, smartphone) et on tapote. On écrit. On rit. On pleure. On complote. On manigance. On ment. On raconte des bobards sur tout. Surtout sur les autres qu’on ne connaît pas. On se la raconte. Et on y croit. On croit même vivre. Mais on ne vit pas monsieur. On végète madame. En famille, on est sur Facebook, Instagram, Whatsapp, Twitter et d’autres trouvailles de l’ère ultra technologique. Dans un resto, sur la terrasse d’un café, en classe, au boulot, seul, dans les toilettes, l’écran est là. On dort un coup, puis on se lève, on like un truc, on laisse un mot et on roupille encore un coup avant que la puce ne nous pique pour un énième réveil juste pour obéir à l’appel de l’écran qui nous happe, nous bouffe, nous rend pire que des automates. Regardez autour de vous, là où vous êtes en ce moment, et vous allez vous rendre compte que les gens ne vivent plus, en vrai. Mais par des écrans interposés.
Dans le tramway l’autre matin, une jeune femme enceinte. Elle a un malaise. Elle risque de tomber en syncope. Elle étouffe. Personne ne s’en est rendu compte. Tout le monde était branché écouteurs aux oreilles, bruit à fond, dans un autre monde. Et à côté, une femme et son bébé dans le ventre étaient en danger.
L’autre jour encore, j’ai entendu une fille dans un café parler de plus de 10 000 amis qu’elle a sur les réseaux sociaux. Elle connaît tout ou presque de leurs vies. Elle sait avec qui ils sortent, avec qui ils entrent, ce qu’ils aiment manger, comment ils s’habillent, leurs couleurs préférées, leurs clubs de sport adulés, leurs états d’âme, quand ils vont bien, quand ils accusent le coup… Bref rien ne lui échappe sur ce qui fait l’existence des 10 000 amis qu’elle possède. Et puis les dix mille, eux aussi, connaissent bien sa vie puisqu’elle ne rate aucune occasion pour la leur étaler dans les moindres détails.
Il s’agit là de personnes qui n’existent que derrière un écran, par clavier interposé. Mais dans la réalité des jours, au quotidien, cette fille ne connaît presque personne. Même au sein de sa famille, il y a un canyon entre elle et les siens, qui, de leur côté, ont leurs amis sur le Net. Sinon, une copine par-ci, un pote par-là, mais rien de profond, ni de conséquent. Tout se passe de façon virtuelle. On pleure aux malheurs intangibles des autres. On compatit à la souffrance d’une amie qui a perdu un copain, sur le Net, mais qu’elle n’a jamais vue, jamais rencontrée, mais dont elle a liké les 2000 photos postées. On se prend de compassion pour une autre qui a découvert que celui qu’elle aimait (sur le Net) en aimait une autre (sur le Net) et ne le lui avait pas dit (sur le Net). Puis les gens se fâchent beaucoup sur le Net. Les réseaux sociaux sont aussi un immense terrain miné entre les uns et les autres. Les gens se détestent, se bloquent, se dénoncent les uns les autres. On est encore plus susceptibles que dans la vraie vie. Tu ne likes pas mes trucs, je te hais. Tu ne me commentes pas, je te retire de ma liste d’amis. Sans parler de ceux qui achètent les « j’aime »! Je vous dis que le monde a foutu le camp dans les chiottes et on a, depuis belle lurette, tiré la chasse.
C’est en somme à cela que ressemble la vie de cette jeune fille de 20 ans qui a toute l’existence devant elle, mais qui n’a encore pris aucun réel contact avec la vraie vie ? Elle tourne sur une toile, comme dans une braderie de noms, elle tourne en rond dans un circuit immense où elle se perd chaque jour davantage.
Au final, peut-être va-t-elle se réveiller et redécouvrir le monde, le vrai, celui des os et de la chair, d’une bonne poignée franche de main et des coups palpables qui nous apprennent l’essence de notre passage sur terre. Parce que dans la vraie vie, on se frotte aux gens, on les touche, ils nous touchent, on les sent, ils ont un réel impact sur nos existences. Ils vivent et nous aident à vivre.

   

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