« Il n’y a pas de peinture marocaine, des peintres marocains«
Jusqu’au 20 avril 2021, le Musée Mohammed VI de Rabat met à l’honneur Fouad Bellamine et ses 50 ans dédiés à l’art. Une immersion dans une peinture du non-dit et du mystère baptisée « Entrée en matière ». Rencontre avec un monstre de l’art contemporain.
« Entrée en matière » comme un renouveau ou un recommencement. Un beau titre pour une rétrospective. Pourquoi ce choix ?
Il n’est pas question de renouveau ou de recommencement, mais plutôt l’expression d’une continuité et d’une marque d’humilité par rapport à mon parcours. Bien entendu, le titre contient un clin d’œil à la matière constitutive de la peinture.
Votre art est celui du mystère, du non-dit, du dévoilé. Avez-vous toujours eu une idée précise de ce que votre œuvre devait être ? Ou est-ce une démarche qui s’est étalée dans le temps?
Il n’est pas question d’idée précise, car il n’y aurait pas d’aventure ni de jouissance dans l’acte de peindre. Il y a bien entendu, toujours un concept qui préside à chacune des périodes de ma trajectoire artistique. Chacune d’elle, est en relation avec la précédente et annonce la prochaine en devenir. L’acte en lui-même n’est jamais prémédité.
Cette grande école de Casablanca de la peinture, vous a-t-elle influencé ?
Vous parlez sans doute de l’École des Arts Appliqués, car je n’ai jamais intégré l’École supérieure des beaux-arts de Casablanca. J’étais alors un jeune étudiant en arts plastiques, ancré dans un désir de peinture.
Peut-on parler d’une peinture marocaine, selon vous ?
J’ai en effet répété à maintes fois qu’il n’y avait pas de peinture marocaine, mais des peintres marocains.
Comment résumer 50 ans d’œuvres en une seule exposition ?
Ce qui a été exposé au Musée, est un travail de collection d’œuvres majeures incarnant des périodes différentes, appartenant à des institutions et des collections privées. Cet ensemble de toiles témoigne de la cohérence de l’œuvre et du dialogue entre les différentes périodes d’une vie d’artiste.
Vos œuvres ont été critiquées, considérées comme provocatrices jusqu’en Iran. Est-ce qu’un artiste doit forcément se mettre en danger ?
Il s’agit d’une œuvre uniquement, qui n’était en aucun cas provocatrice et qui a fait l’objet d’une interprétation malsaine et obscurantiste visant à servir l’idéologie du fondamentalisme religieux.
On peut lire dans une œuvre comme sur les lignes d’une main. A quel point la période parisienne vous a-t-elle changé ?
Paris a été pour moi une plateforme d’échanges et de rencontres avec diverses personnalités du monde de l’art, d’horizons différents. C’était aussi une période de maturité et d’affirmation de soi, raison pour laquelle je considère cette période comme fondatrice dans mon œuvre.
A quel point, ce que traverse le monde, affecte-t-il l’artiste qui est en vous ?
Les effets psychologiques de la crise qui affecte le monde sur tous les champs, est la même pour chacun d’entre nous. L’artiste a-t-il peut-être la chance d’en faire une opportunité de création ?
Entrée en matière…
Fouad Bellamine est né à Fès en 1950. C’est un peintre de vocation. Sa condition modeste ne lui permet pas de s’inscrire dans une Ecole Supérieure des Beaux arts comme il le souhaitait et le conduit, par défaut, vers l’enseignement des arts plastiques. Après un cursus à l’Ecole des Arts Appliqués de Casablanca puis au Centre Pédagogique Régional de Rabat, il commence très tôt à enseigner. La peinture solidement chevillée au corps, il multiplie les opportunités qui vont lui permettre de réaliser son rêve de devenir peintre, et il y réussit. Quand il expose pour la première fois en 1972 à la galerie La découverte à Rabat, Fouad Bellamine est, de par sa curiosité et ses lectures, au fait de ce qui se passe à travers le monde sur la scène artistique. Il expose d’emblée un travail non figuratif. Au Maroc, Farid Belkahia, Mohamed Melehi, Mohamed Chebâa, Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui et Ahmed Yacoubi, Moulay Ahmed Drissi et quelques autres, incarnent le panorama artistique du Maroc des années 60 où le débat identitaire est vif autour de la création d’une culture nationale qui émanciperait définitivement le Maroc des prescriptions du protectorat français. Fouad Bellamine comprend vite qu’il s’inscrit dans un parcours d’hybridité culturelle qu’il revendique dorénavant. L’artiste se situe au cœur d’une dynamique intergénérationnelle de la scène artistique au Maroc qui fonde sa spécificité. Armé de solides bases académiques, il arrive bien après la génération des peintres emblématiques du Maroc, fondateurs de l’abstraction – largement ses aînés – et ceux qui leur ont directement succédé, avec lesquels il a partagé une partie de son parcours. Fouad Bellamine est résolument peintre. S’il est héritier d’une tradition picturale issue de ses aînés fondateurs, il incarne une ouverture qui va au-delà des inspirations visuelles de l’Ecole Abstraite de Paris et du formalisme géométrique américain. En effet, comme beaucoup d’artistes de sa génération, il n’échappe pas à une position inconfortable d’entre-deux. Sa culture plastique, ses curiosités, son intériorité et sa conviction de l’universalité le placent au carrefour des pères fondateurs de la non figuration – ceux de l’Ecole Abstraite de Paris- abstraits lyriques et géométriques – et des figures emblématiques de l’expressionnisme américain tels Willem De Kooning, Barnett Newman, Motherwell, Jasper Johns, sans oublier les artistes du néo expressionnisme allemand comme Kirkeby, Baselitz et d’autres. Il s’est forgé très tôt une écriture propre qui ne contient ni convention, ni réalisme. Peintre non figuratif – il préfère l’appellation de figural -, il réalise un travail où se mêlent histoire de l’art, intériorité et spiritualité et qui ne laisse place à aucune complaisance. Ses séjours fréquents à Paris, particulièrement celui de la décennie 80-90, ainsi que ses voyages compensent la frustration de n’avoir pu construire son parcours d’artiste à partir de l’étranger et bénéficier des opportunités offertes par ces pays en matière d’art. « La période parisienne, dont nous exposons quelques œuvres est à ce titre déterminante et fondatrice dans son parcours d’artiste. La singularité de Fouad Bellamine est dès lors repérée par les nombreux critiques d’art qui ont suivi son travail. Arrivé sur la scène artistique au moment où l’on annonce déjà la mort de la peinture, Fouad Bellamine avait les moyens de s’ouvrir à d’autres pratiques plastiques, mais il est resté fondamentalement peintre. S’il introduit au cours de sa démarche d’autres médiums, c’est pour servir la peinture. Sa connaissance obsessionnelle de l’histoire de l’art, il la tient de sa formation, mais surtout de sa passion de la peinture dont il est au Maroc un vrai passeur. Cette obstination de la transmission, s’exprime d’abord dans l’enseignement et par sa présence auprès de jeunes artistes dont il perçoit le talent. Il s’implique par ailleurs, dans les multiples tentatives de réformes nationales visant à faire une petite place aux arts plastiques dans les programmes d’enseignement, ce qui, à sa grande déception reste un vœu pieux. Le peintre partage sa passion par l’organisation d’expositions nationales et internationales (carte blanche en 1996, double abstraction en 2001 etc.) dont il assure les commissariats. Nous lui devons aussi les nombreuses vocations de collectionneurs qu’il a suscitées, sans oublier son implication dans la promotion de la culture artistique au Maroc à travers la création de collections d’œuvres d’art dans certaines institutions étatiques».