«Carrousel d’automne», à l’instar d’autres opus de Lucile Bernard, traite d’une histoire d’amour passionnel, inassouvi, inachevé. Le roman, qui sera présenté et dédicacé le 13 décembre 2024 à l’Institut Français de Marrakech, est à déguster sans aucune modération. par mohamed ameskane
En exergue du livre, ce fragment du dialogue puisé dans le film de François Truffaut, «Le dernier métro». Avec la nouvelle vague, le cinéma quitte les studios pour des tournages en extérieur. Tout comme le roman de Lucie Bernard. Un scénario bien ficelé, des flash-backs, des champs contre-champs, des images sublimes entre ville et campagne, lac et mer, entre culture et nature. Comment ne pas penser aussi à «Sans toit ni loi» d’Agnès Varda avec une Sandrine Bonnaire et beaucoup de similitudes avec Jeanne.
A la recherche de Jeanne perdue
La fiction, au contraire de l’essai, ne se résume pas. Au-delà de la trame narrative, il y’a l’écriture, il y’a le style. Le roman se lit. Chaque lectrice ou lecteur en possède sa propre lecture. Le rôle du critique, outre l’analyse, est celui d’un passeur qui nous donne justement l’envie de lire.
Il était une fois Jules et Jeanne. Ils se sont rencontrés, ils se sont tant aimés, à la folie, à la souffrance. «On avait fini par apprendre à se connaître, on avait réuni nos deux solitudes. On avait commencé à s’aimer, quinze ans à peine. C’était un acte de résistance à la morosité, à la fadeur et l’ennui, à l’inutilité. C’était un acte de foi en la vie, une vie flamboyante à la hauteur de nos rêves». Mais peut-on croire à l’amour quand on a subi une enfance difficile, des blessures qui ne seront jamais cicatrisées ?
Installés dans un appartement sur la colline, loin du fracas de la ville, ils s’aiment aux rythmes des vagues de la mer d’à côté, presque un personnage du roman, et à la lecture des vers de Prévert, Rainer Maria Rilke, Rimbaud, Aragon…et René Char qui chante : «dans les ténèbres, il n’y a pas de place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté.»
Jeanne, fragile comme une rose, quitte le domicile sur un coup de tête. Au long de pages et de pages, on suit sa descente aux enfers. Petits boulots, la dèche, la rue…Une SDF qui mendie, qui sombre dans l’alcoolisme, la drogue. Elle rencontre une bande de jeunes désœuvrés, en marge de la société et des journées rythmées par la consommation de bières, cannabis et autres drogues dures.
Comme dans les mille et une nuits, d’autres petites histoires se greffent sur celle de Jules et Jeanne. Celle du petit frère, handicapé, qui fait honte à son père. On le mit dans une maison pour «débiles». C’est la blessure de Jeanne qui traite ses parents de «…deux voleurs de rêves, d’espoir, d’innocence, des voleurs d’enfance. Deux assassins.». Celle de ce papa qui a perdu sa fille et qu’il retrouve dans Jeanne. Il essaye de la sauver, de la sortir de l’alcoolisme sans grand succès. Celle de Fernando, mis à la porte par son père à cause de son homosexualité, «…ce poète des bas-fonds, ce prince de la rue, celui qui, comme il le disait tout le temps, n’avait pas demandé à vivre». Il meurt dans les bras de Jeanne d’une overdose…
Quant à Jules, avec la fugue de Jeanne, il sombre. N’arrivant pas à comprendre l’acte de son amour, il la recherche dans la réalité et dans l’imaginaire. On l’écoute déclamer sa flamme : «Non, jamais je n’oublierai ton visage, yeux bleu tendre, cheveux comme des blés. Au milieu de l’immensité, tu danses, tu pousses de tes bras les fenêtres du ciel. Prisonnier de ton regard, de tes yeux, tes yeux qui me regardent. Fleurs amères, écarlates. Piétinées. Je marche sur les cendres de notre amour. La forêt se resserre sur moi. Les oiseaux se sont tus. Je marche dans le silence, dans la lumière crue. Ta nudité fragile et tendre, ta nudité offerte dans les draps blancs.
Je croyais pouvoir t’oublier. Non, jamais je n’ai pu.»
Il croise Lisa, qui lui rappelle Jeanne. Et ça finit mal. Pour oublier ou ne pas oublier, il écrit leur histoire en mille et une versions. Manuscrit refusé par tous les éditeurs. Il le sort à compte d’auteur. Ça marche. Contacté par un marchand d’écriture, il pond livre sur livre au goût et à l’air des cons. Un de ces jours, il décide de rompre le contrat. Faut choisir entre arrêter d’écrire des niaiseries ou se suicider. Le véreux éditeur lui intente un procès et lui vide son compte bancaire. Et le revoilà ruiné, fauché mais libre. Il reprend l’écriture de son histoire d’amour. Une façon de chercher désespérément Jeanne. Ce livre n’est-il pas en fin de compte «carrousel d’automne» ?
Comme toutes les histoires, celle de Jules et de Jeanne a une fin. Jeanne a accouché d’une fillette qu’elle baptême Rose. Des années passèrent. Jules se balade du côté du canal Saint Martin. Il écume les librairies feuilletant les livres des compagnons des solitudes, Thomas Wolfe, Steinbeck, Faulkner, London, Duras, Camus, Césaire, Rimbaud, Glissant, Desnos, Pessoa, René Char et son «fureur et mystère» qu’il cherchait depuis longtemps. Dans une petite librairie de quartier, il tombe sur une jeune femme qui ressemble à Jeanne. Elle lisait justement le livre, épuisé et tant recherché. C’est Rose, leur fille. Jeanne a fini à l’hôpital psychiatrique Sainte Anne. Le texte entamé par les roses, «les roses sont mortes au printemps», chute sur une belle Rose. La boucle est bouclée ! La vie en roses !
Au-delà du récit
En filigrane de l’histoire, Lucile Bernard utilise la fiction pour évoquer la réalité de notre monde. Les problèmes écologiques, la précarité, surtout des jeunes, la drogue dans les cités, la misère urbaine, les nouveaux pauvres ou les sans dents comme disait l’autre, l’esclavagisme moderne, les guerres…Elle évoque un monde chaotique qui a perdu sa boussole. Heureusement il y’a les livres pour oublier, la poésie pour résister.
«Carrousel d’automne», sorti chez l’Harmattan en 2023, est un opus qui vacille entre réalité et imaginaire, entre poésie et prose. Les voix du narrateur, de Jules, de Jeanne, de Rose… s’y entremêlent dans une symphonie polyphonique. Un hymne à la nature, un hymne à l’amour.