L’incomparable Tayeb Saddiki

by La Rédaction

Tayeb Saddiki, l’homme de théâtre, publié aux éditions Les infréquentables, est maintenant disponible en librairie. Le premier but de cet ouvrage est de présenter le travail considérable qui a été accompli par un jeune homme originaire d’Essaouira qui fut sélectionné lors de stages à la Ma’mora et envoyé en France pour être formé au théâtre par Jean Vilar et Hubert Gignoux.

   

Ce jeune garçon fut pris de passion pour le théâtre universel, ce qui représentait une rupture avec les objectifs du mouvement nationaliste arabe puis marocain, donc avec ce qui existait déjà depuis le début des années 1920. Antérieurement, il y avait eu bien des spectacles vivants au Maroc, mais aucun théâtre en face à face, sinon pour quelques étrangers à Tanger avec la construction du théâtre Cervantes. Comment définir le théâtre nouveau, sinon par la présence dans une salle composée de quatre murs d’un cinquième mur totalement invisible ? Celui-ci interdit aux acteurs et au public de se parler. Les acteurs jouent comme si personne n’était là pour les observer, tout comme il est interdit au public de s’adresser aux acteurs. Violer cette double règle, c’est revenir à l’espace de la halqa comme cela se produisit en Algérie lors d’une représentation faite par Tayeb Saddiki de “En attendant Godot”. Un spectateur se mit soudain à attaquer les acteurs marocains en déclarant à haute voix que les Algériens n’avaient pas attendu pour faire la révolution. Tayeb Saddiki, en collaboration avec beaucoup de personnes, Abdessamad Kenfaoui ou Ahmed El Alj, son frère Saïd également, va, à la fin des années 1950, commencer par adapter, traduire ou faire traduire des pièces venues du monde entier. Il produira ensuite des œuvres originales liées à la culture marocaine. Ce travail sera titanesque et il sera vite repéré et deviendra le directeur du seul grand théâtre existant dans le pays, le Théâtre municipal de Casablanca. Cette salle existait avant la construction à Rabat du Théâtre national Mohammed V. Puis il devint ambassadeur de la culture marocaine dans le monde entier, rencontrant ministres ou chefs d’État dont les photographies ont couvert les murs d’une des pièces de sa maison alors que ses archives personnelles, concernant aussi le cinéma et la calligraphie, s’entassaient dans une autre.

L’ouvrage détaille, à partir de plusieurs séjours dans ces archives familiales, ces activités protéiformes. Mais il élargit le questionnement en remarquant qu’entre 1920 et 1950, le Maroc a connu une révolution culturelle venue moins d’Europe qu’indirectement du Proche-Orient. Celle-ci a touché simultanément trois domaines puisqu’elle se manifesta par l’apparition du roman, le retour de la peinture de chevalet qui était apparue et avait disparu au Maroc au XVIe siècle, et la création du théâtre frontal inconnu antérieurement sinon peut-être à Lixus à l’époque romaine. Dans les trois cas, il s’agissait de créer des outils nouveaux pour modifier le regard sur soi-même dans des circonstances nouvelles produites par le nouveau statut juridique du protectorat.

Tout s’accéléra à la veille de l’indépendance, sans véritable réflexion préalable sur ces mutations en cours. Et le ministère de la Jeunesse et des Sports reprit la politique antérieure, mais avec rapidement des doutes sur les dangers que pouvaient cacher ces outils culturels nouveaux d’expression. Il fallut alors justifier les nouveautés, et répondre en particulier à la question plus radicale des raisons pour lesquelles on remplaçait la halqa des conteurs par un théâtre avec des acteurs professionnels, un texte entièrement préécrit et un total silence dans une salle devenue obscure. Ce spectacle vivant d’un nouveau genre peut-il avoir une identité vraiment marocaine ? Comment le diffuser ensuite dans le monde entier après avoir reçu des œuvres traduites en provenance de pays très divers ? Comment faire accepter, dans l’espace où l’on se trouve, qu’il y ait un mur invisible ? Tayeb Saddiki s’est trouvé confronté à ces questions, parfois un peu étranges.

Mais il n’a pu véritablement y répondre puisque les crève-cœur vont se multiplier, en particumlier lors de la destruction du théâtre de Casablanca alors que le théâtre de remplacement n’est toujours pas réalisé à l’heure actuelle. L’homme de théâtre a vécu le progressif désintérêt pour cette forme, qu’il soit professionnel ou amateur. Il a vu les changements d’attitude des spectateurs, ce qu’il attribua à l’influence des formes nouvelles de spectacle comme la télévision, Il a vécu aussi les difficultés diverses nées autour du projet du théâtre Mogador du Boulevard Ghandi à Casablanca. Or, au même moment, le roman, arabophone ou francophone, prend rapidement de l’importance. Il en est de même pour la peinture, abstraite ou figurative. Pourquoi seul le théâtre est particulièrement en crise ? Pour répondre à cette question, il faudra maintenant penser, dans sa complexité, la triple révolution culturelle qui est apparue au Maroc au XXe siècle. Quelles sont les particularités du spectacle théâtral ? Il est souhaitable que les familles des pionniers déposent les documents ou enregistrements dans des institutions publiques, par exemple aux archives nationales comme Danièle Kenfaoui l’a déjà fait. Il serait utile ensuite que ces documents soient numérisés et mis, par Internet, à la disposition de la communauté des chercheurs. Les études sur Tayeb Saddiki et sur le théâtre marocain ne font que commencer.

   

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