Aujourd’hui, on ne peut plus opposer un monde « occidental » permissif au niveau de la sexualité et un monde « islamique » où le sexe serait tabou, censuré. Partout, les pratiques disciplinaires et les modes de régulation de la sexualité contribuent à produire des formes de libéralisation des corps. Le Maroc n’est pas différent des autres pays, où les pratiques de pouvoir sur le sexe créent des formes de résistance. Si nous vivons dans une société où certains comportements sexuels sont punis pénalement et condamnés socialement, force est de constater que ces derniers existent dans de très nombreux textes de la littérature marocaine. Cela commence avec l’évocation d’une sexualité débridée par Driss Chraïbi (Le passé simple, 1954), Abldehak Serhane (Messaouda, 1983) et Mohamed Choukri (Le pain nu, 1980). Dans Labyrinthe des sentiments (1999), Tahar Ben Jelloun nous livre les confessions de Wahida, une prostituée de luxe: « Ah les nuits de Casablanca ! Il faut voir tous ces fonctionnaires qui traînent dans les bars et qui se retrouvent ensuite dans des boites de nuit où ils avalent des whisky ou des bières, dansent avec d’autres hommes, chantent avec les chanteurs, se pâment devant les danseuses, mettent les billets entre les seins de la chanteuse, hurlent leur amour de l’amour qu’ils ne font plus, titubent, tombent et repartent chez eux, les poches vidées, les yeux vitreux et l’haleine fétide». Si l’écrivain ne parle pas le langage du sociologue et invente des univers fictionnels, il n’en demeure pas moins que son propos est ancré dans ce réel qu’il transforme et utilise comme matériau de création. Si vous voulez avoir une idée de la façon dont le sexe fonctionne au sein de la société, il faut passer par sa littérature et par les descriptions qu’en font les écrivains. A partir des années 90 et surtout 2000, les représentations de l’homosexualité masculine vont faire leur apparition avec les romans de Rachid O. et de Abdellah Taïa. Dans son recueil de nouvelles intitulé Jaabouq (2013), Hicham Tahir parle d’une immigrée Burkinabée qui se prostitue dans les quartiers de Rabat. La question n’est pas tant de savoir si l’histoire qu’il raconte est vraie ou pas mais de saisir comment est-ce qu’un auteur parle publiquement de sexualité : « Quand je les suçais, ces hommes-là, ils me caressaient les fesses. Je les masturbais, ils me massaient les seins. Je les laissais me sodomiser, la majorité d’entre eux préféraient ça. Et l’avantage, c’est qu’ils payaient bien. Je méritais chaque putain de sous de la putain de performance de la putain que je suis ». On retrouve des descriptions analogues de la sexualité dans le très beau roman de Abdelhak Najib Les territoires de Dieu (2015), où le narrateur multiplie les expériences sexuelles. Il s’agit d’un des rares romans évoquant la sexualité entre plusieurs partenaires. D’autres auteurs, tels que Mohamed Nedali, Souad Bahéchar, Mahi Binebbine, Chrysultana Rivet, Mohamed Leftah ou Mokhtar Chaoui, évoquent la place de la sexualité dans la société marocaine conjointement aux tentatives malheureuses de la contrôler.
Plutôt que ressasser les éternels hchouma, il faudrait interroger la dimension composite de cette société marocaine, où la sexualité reste visible à celles et ceux qui savent regarder. Lors de la présentation publique que Ghita El Khayat fit de La liaison en 2011 à la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc, elle a indiqué que son envie d’écrire cette relation torride entre une jeune femme qui découvre le sexe et son amant plus âgé est liée à ce sentiment d’indignation qui a suivi la lecture de L’Amant de Marguerite Duras : « Quand Duras publie L’amant en 1984, j’ai été fascinée par la liberté de ton de ces femmes entre guillemets occidentales et du coup je me suis dit que moi j’avais des limites ; j’ai écrit jour et nuit en un été ce livre ». Les femmes vont parfois beaucoup plus loin que les hommes dans l’évocation de la sexualité. Les romans de Bahaa Trabelsi décrivent la place complexe occupée par la sexualité au sein de la société marocaine, que cela soit au niveau de la virginité ou du sexe hors mariage. Dans son recueil Parlez-moi d’amour (2014), l’une des nouvelles raconte l’histoire de deux femmes qui finiront par faire l’amour ensemble. D’autres écrivaines rendent publiques les pratiques sexuelles. La révolution n’a pas eu lieu (2015) de Sonia Terrab est l’un des rares romans marocains à décrire avec autant de précision une scène de fellation : « Il lui prit la main pour la mettre sur sa braguette. Elle l’ouvre, se baisse, prend sa queue ramollie dans sa bouche. Vingt secondes plus tard, elle grossit. Au bout d’une minute trente, il haléte, grogne, lui salit les cheveux de ses mains poisseuses […] Un peu de sperme sort enfin. Elle se retire, crache dans un kleenex. Il rejette la tête, soulagée ». Si la littérature invente des mondes imaginaires, le langage dont elle parle s’inscrit par contre dans le réel et montre la place occupée par la sexualité dans la société.
*Jean Zaganiaris, enseignant chercheur CRESC/EGE Rabat, auteur de « Un printemps de désirs, représentations des genres et des sexualités dans la littérature et le cinéma marocains » (La Croisée des Chemins, 2014).