Fouzia Taouzari : « L’amour prend ses racines dans l’enfance »

by La Rédaction

Psychologue clinicienne & psychanalyste

   

Amour, engagement, est-ce que les hommes viennent vraiment de Mars et les femmes de Vénus ? Comment les hommes perçoivent-ils le sentiment amoureux et le sens de l’engagement. L’Amour chez la gente masculine, c’est quoi ? Réponses d’une spécialiste de la psychologie relationnelle qui prouvent que les deux sexes ne fonctionnent pas pareil. Révélations.

Que représente l’Amour chez l’homme ?

Au commencement, l’amour prend ses racines dans l’enfance. Pour grandir, le nourrisson se nourrit de paroles, comme signe d’amour autant que de nourriture. Sans paroles, qui véhiculent un désir particularisé, il meurt. C’est ce que Spitz avait observé dans les orphelinats, il a nommé cela, le syndrome de l’hospitalisme. C’est dire la valeur humaine de l’amour. Au commencement était l’amour, pourrait-on écrire. L’amour existe depuis la nuit des temps, mais son expression diffère en fonction des civilisations. Pour Zygmunt Bauman, dans les sociétés capitalistes, l’amour n’a plus la solidité des sociétés traditionnelles, il est devenu « liquide ». Les liens amoureux se forment et se défont très vite, les rencontres se multiplient à coup de clics dans la gigantesque toile qui défie les frontières, dans une modernité où les relations amoureuses tendent à devenir flexibles, l’insécurité grandit. L’amour perd de son éclat, mais ce qui perdure est la structure subjective des êtres parlant dans la relation où amour, désir et jouissance ne font pas toujours bon ménage. Les plaintes dans nos cabinets, elles, ne changent pas. Au-delà de ces mutations, la famille demeure le premier lieu où se transmet une conception de l’amour et du couple. Les liens d’attachement aux figures parentales, constituent un véritable programme amoureux inconscient. Ce programme va ensuite s’étoffer par le biais de la littérature, la musique, mais aussi les films. 

Lacan, écrit ceci d’essentiel, que « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Cela veut dire que l’amour humanise. L’amour sociabilise les êtres entre eux. Sans la notion d’amour de l’autre, nous tombons dans la barbarie, la guerre, la haine. L’amour prend une couleur particulière pour tout un chacun, en fonction de son histoire, son héritage familial et traditionnel, mais aussi en fonction de ses expériences vécues et passées. 

Est-ce juste de dire que les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus ? Sont-ils faits pour ne pas s’entendre ?

Un brin provocateur, dans Un homme et une femme, le Docteur Lacan dit qu’ « un homme et une femme peuvent s’entendre, je ne dis pas non. Ils peuvent, comme tel s’entendre crier.»1
L’amour s’inscrit dans la relation à l’Autre, l’amour emprunte la voie du discours, emprunte la voie de la parole. L’amour, c’est une demande d’amour. Donc on a une demande d’un côté et de l’autre côté est attendue une réponse, une réponse qui doit venir sous la forme de ce que Lacan appelle : le signe d’amour. Pourquoi ? Parce qu’il y a une faille qui correspond à l’amour.

Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus – titre d’un livre qui a connu un véritable succès – est une jolie métaphore pour nommer le malentendu entre les sexes. Là où on rêve d’une osmose qui n’est autre que le mythe d’Aristophane, dans le Banquet de Platon, répondent dans la réalité, les embrouilles et les imbroglio qui font aussi bien le drame que le comique de l’amour. Lacan parle d’un impossible rapport entre les sexes, pour dire qu’il n’existe aucune recette toute faite, de programme inné, qui vous dit comment faire avec le partenaire. A la place, règne le malentendu entre les sexes. Les hommes et les femmes sont donc condamnés à entrer dans la comédie des sexes où règne le paraître et sont obligés d’en passer par les défilés de la parole pour entrer en relation. D’ailleurs, même dans les rencontres sur internet, à un moment donné, la rencontre des corps doit avoir lieu. Pour certains, parler peut relever d’un exercice difficile, tandis que d’autres vont manier la tchatche sans difficultés. Ce qu’on appelle communément le « beau parleur». De ce dernier, seront attendus les actes qui souvent ne viennent pas. Parole, parole, parole, comme dirait la chanson.

C’est sur fond de malentendu que l’entente devient signe d’amour. Lorsqu’on va voir un psychanalyste, il est rare que le motif soit l’entente parfaite, auquel cas c’est louche. Le plus souvent c’est parce qu’il y a mésentente, embrouille et incompréhension, que les personnes viennent consulter. Les hommes sont sommés par leur femme d’aller consulter pour traiter leurs difficultés à parler (à leur parler). Les femmes viennent car l’amour, le couple, fait obstacle à leur désir féminin. Le lien de parole est un élément essentiel dans le couple. Nouer un lien de parole avec son ou sa partenaire est essentiel. Mais ce n’est pas naturel pour un homme qui lui, a tendance à aller vers l’essentiel ou à s’enfermer dans ses pensées. Les hommes, dans la relation amoureuse, ont un côté fermé sur eux-mêmes, là où la femme est ouverture vers l’autre. Les paroles d’amour sont des denrées rares, c’est souvent elles qui poussent les hommes à s’exprimer, à parler et donc qui leur ouvrent la voie de l’amour. Comme dirait Nietzsche, dans le Gai savoir, la vie est une femme!

Les hommes ont-ils peur de l’engagement ?

L’engagement est une promesse que l’on fait à l’autre, comme garantie du sérieux de la relation amoureuse. Au Maroc, pour une femme sur qui pèsent l’honneur et le poids de la famille sur ses épaules, l’engagement de principe est nécessaire. Ce poids qui pèse lourd sur elle, a par ricochet des répercussions sur le partenaire. Cela peut faire blocage, obstacle, car la pression de bien faire, de bien se conduire, peut faire vaciller une idylle naissante. S’engager, c’est choisir. Parfois choisir peut amener des doutes, des questions : est-ce la bonne personne ? Est-ce qu’il n’y en aurait pas une autre à ma mesure ? La peur de l’engagement peut trouver ses racines dans des traumatismes inconscients, comme le divorce de ses parents, la peur de l’infidélité ou le manque affectif. L’amour est une certitude incertaine. La question de l’engagement, c’est d’abord s’engager dans la voie de son désir. S’engager, c’est renoncer aussi aux autres rencontres possibles. L’engagement suppose une prise de risque et parfois les hommes peuvent être un peu lâches. 

Est-ce que les hommes sont plus dans les faits que le ressenti ?

Cela me fait penser à une patiente qui se plaint en analyse que son partenaire sature son désir, au sens où il répond à ses demandes. Dès qu’elle émet un souhait, il le lui offre, il s’active à faire des choses pour elle. Lorsqu’il lui offre des biens matériels, des cadeaux, aussitôt elle s’en désintéresse et se plaint. Lui finit agacé, excédé et lui dit combien elle est insatisfaite et que tout ce qu’il fait ne la rend pas heureuse. Elle est à ses yeux ingrate. Elle est ici renvoyée à son insatisfaction permanente. Au fond, il fait, mais en répondant à ses demandes, il l’angoisse au sens où il bouche son manque et sature son désir. Le désir est par définition désir d’autre chose. Ce qu’elle demande, ce ne sont pas des objets, mais des paroles d’amour. Les cadeaux restent appréciables (sourire) tant qu’ils ne viennent pas se substituer aux paroles d’amour. C’est pourquoi Lacan peut dire que le riche à plus de difficultés à aimer. L’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas. Cette définition de l’amour par Lacan, montre combien dans la relation amoureuse, une femme attend de son partenaire qu’il fasse don de son manque, pour pouvoir y loger son être de femme. Les hommes ressentent les choses mais à la différence des femmes, ils ruminent beaucoup. Ils n’expriment que rarement leurs ressentis. Un homme, dans la culture, doit être fort. Il doit rassurer, il doit être dans l’action pour garantir une sécurité dans le couple. C’est une pression qui pèse sur eux, là où l’honneur pèse sur les femmes. Tradition oblige.

Pourquoi ont-ils souvent peur du sentiment amoureux ?

Le sentiment amoureux va de pair avec la dépendance de l’autre. Il est vrai qu’aujourd’hui, les stéréotypes sont bousculés. Tout un discours invite les hommes à accueillir et éprouver leurs émotions en écoutant leur part féminine. C’est la définition même de l’amour. L’amour, dit Lacan, féminise. Pour aimer, il faut assumer sa castration, c’est-à-dire son manque et cela vient écorner la virilité masculine. Un homme qui fait monstration de sa virilité aura peur de se laisser aller au sentiment amoureux. Il s’en défend par peur que cela mette en cause sa virilité menacée. Cette position est plus volontiers féminine. Au Maroc, qui est un pays traditionnel, on ne pousse pas les hommes à s’épancher sur leurs sentiments. On éduque les garçons à faire monstration de leur virilité, à être des hommes. Pour s’ouvrir aux sentiments amoureux, il faut se sentir à l’aise dans sa virilité. 

Qu’attendent-ils de l’amour d’une femme ?

Vaste question. Le savent-ils eux-mêmes ? La encore, c’est une affaire de programme inconscient qui prend ses racines dans l’éducation, la transmission et le lien d’attachement à la figure parentale. C’est souvent à partir de ce qu’un homme a connu, qu’il répète malgré lui les mêmes demandes auprès de sa partenaire. Mais fondamentalement, un homme attend de l’amour d’une femme d’être rassurée et d’être tranquille. C’est sans compter l’audace féminine qui d’une part, n’est pas rassurant (sauf dans une position maternante) et d’autre part, s’évertue à ne pas les laisser tranquilles, en réveillant ces messieurs par différents usages et c’est au gré de chaque-une. Certains hommes, et souvent dans les sociétés traditionnelles, ont des attentes précises dictées par l’éducation : une femme doit être une bonne épouse et une bonne mère avec son cortège de pudeur. Ces attentes sont souvent un idéal qui fait exister La femme – érigée en universelle – qui n’existe pas. L’idéal se heurte à la particularité féminine. Dès lors, certains hommes supportent difficilement que leur femme ait un ailleurs en dehors d’eux. Que celle-ci puisse leur échapper. Là encore, il y a ceux qui ne supportent pas qu’elle puisse se faire belle à l’extérieur, qu’elle sorte ou qu’elle travaille. Certains peuvent se montrer possessifs, jaloux et ces sentiments dévoilent leur propre insécurité. L’amour est une défense contre le désir. Il met en lumière une part de vous-même que parfois vous ignorez. C’est tout le drame de l’amour : entre idéal d’un côté, et le désir de l’autre. Je fais l’hypothèse que la religion vient pallier ce que Lacan dit dans son aphorisme : «il n’y a pas de rapport sexuel.» Cela veut dire qu’il n’y a aucun programme pré établi, de recette toute faite qui vous dirait comment être un homme, comment être une femme, comment faire couple. La religion, comme les traditions, viennent pallier ce défaut de structure en vous donnant un programme tout fait qui dirait à chacun ce qui est attendu de lui dans le couple. Un prêt-à-porter dans un prêt-à-penser qui a surtout valeur de rassurer…
les hommes (sourire). 

Est-ce que la façon de tomber amoureux change entre un homme et une femme ?

L’amour est hautement déterminé par un programme qui est inconscient. C’est pourquoi dans la relation amoureuse, le lien qui unit les partenaires relève de l’inconscient. Côté masculin, il va tomber amoureux d’une femme qui porte des traits inconscients fixés dans l’enfance, à partir des figures d’attachement. Freud parle de condition de choix d’amour côté masculin, qui fait qu’il ne tombe pas amoureux de n’importe quelle femme. Celle-ci, doit avoir tel physique ou couleur de cheveux par exemple. Ce sont ces éléments hautement déterminés qui vont déclencher l’amour. C’est pourquoi Freud peut parler de conflit entre amour et désir. Il a cette formule saisissante : « Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils n’aiment pas. » C’est dire que l’amour peut aussi être un frein puissant au désir. 

Du côté féminin, c’est le côté érotomaniaque qui domine dans l’amour : être aimée et être désirée. Les femmes pour être aimées et désirées, peuvent aller jusqu’au sacrifice d’elles-mêmes en épousant les attentes du partenaire. Les femmes sont sensibles au fait que le partenaire leur parle mais aussi d’être l’exception, l’unique, pour un homme. L’amour donne l’illusion qu’en aimant on accèdera à son être véritable. Être l’unique est une manière de se sentir exister en tant qu’être de désir. Côté féminin, l’exigence de parole dans l’amour est un puits sans fond ou règne l’insatiable de l’amour – « dis-moi – encore – que tu m’aimes ».

L’amour qu’une femme exige d’un homme, qu’il fasse don de ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire, qu’il lui parle. D’où les questions «est-ce que tu m’aimes? » ;
« Qu’aimes-tu en moi ? » ; « Que suis-je pour toi ? »
Aimer, c’est supposer que l’autre recèle une réponse sur notre être. Ainsi, être amoureux, c’est se perdre dans un dédale labyrinthique. Ne dit-on pas que l’amour rend aveugle ? Ou encore, l’amour fait perdre la tête, ou encore, l’amour est déraison par cette formule : l’amour a ses raisons, que la raison ne connaît pas. L’amour est mystère donc, même s’il est hautement déterminé. Une part nous échappe. 

Qu’est-ce qu’aimer alors ?

L’amour est un fait culturel révèle Lacan dans son séminaire X, reprenant La Rochefoucauld : « Combien de gens n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Notre façon d’aimer est soumise au fait que nous sommes le fruit de notre éducation, de ce qui nous a été transmis par la famille, les traditions, la religion. Ensuite, les lectures, les films, tout cela va constituer et nourrir l’idée que nous nous faisons de l’amour. D’ailleurs Lacan s’est tourné vers les philosophes, les poètes, les écrivains mais aussi les mystiques pour dégager ce qu’est l’amour, le désir et la jouissance. 

Ibn Arabi, Philosophe et mystique arabe, dans Traité de l’amour datant du 12ème siècle, décrit l’amour de Qaïs pour Layla comme amour de l’amour, celui «qui consiste à être préoccupé par l’amour au point de négliger celui dont on est épris ; rapportant les propos de Qaïs à la vue de Layla : « disparais de ma vue, car l’amour que j’ai pour toi me sollicite au point de te négliger ! » L’amour de l’amour, c’est être attaché à l’idée même que l’on se fait de l’amour. L’idée que l’on se fait de l’amour est un frein à un amour véritable et authentique, comme la rencontre de l’autre dans ce qu’il a de plus singulier et d’unique. Aller au-delà du programme amoureux inconscient, ouvre la voie à l’invention qui n’est pas écrite à l’avance. 

   

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