Prendre la plume pour écrire «sexe» au Maroc, c’est repenser la propre approche de mon désir, de l’érotisme tel que j’entends le vivre dans ce pays que j’ai choisi, c’est observer le dissimulé et le partagé, l’assumé et les non-dits. Aborder de manière généralisée le sexe, c’est un écueil dans lequel je refuse de tomber. Et pour autant, si je dois parler de particularité, il faudrait que je parle de mon expérience personnelle, pas toujours très heureuse à cet égard, ici. Je vais donc essayer, au lieu de raconter ma vie privée qui n’intéresse personne, de décortiquer les notions qui émergent dès que l’on tente de parler de la sexualité au Maroc. Ici, j’aurais appris une chose : ne pas dire quelque chose qui n’implique nullement que l’on ne fait pas la chose, mais le fond du sujet n’est pas là.
Avant même de penser à haram ou hallal, moi, il, elle, eux pensent hchouma. S’exposer au regard de l’autre, c’est déjà accepter de s’affaiblir, de se mettre en pâture. Le sexe (et toutes ses connotations douteuses) passe d’abord par le regard que l’on porte sur celui ou celle qui accepte d’être vu(e). Les débordements de langage, l’agressivité dans la rue avec gestes significatifs, la surprotection du physique de la femme dans l’espace public, tout commence par ce mot, hchouma. Chaque être se construit à l’intérieur de, ou en rejetant ce mot. Chaque être crée son propre censeur à l’égard de son corps, de ses désirs, de ses répulsions ou décide – en se cachant encore du regard extérieur – de dépasser ce mot. Chaque être intègre bourreau et victime à la fois. Chaque être se trouve importuné par le regard des autres, mais projette son regard sur les autres comme un policier.
Il faut se justifier devant le gardien de voitures, d’immeuble, devant le voisin, «l’ami », les serveurs dans les restaurants, les gens dans la rue. Il faut se justifier si l’on est une femme seule qui veut recevoir un homme ou des hommes chez elle. Il faut défendre son corps comme un pré carré. En même temps, il ne faut pas faire de l’arbre qui cache la forêt le parangon de la forêt. Tout ce que je vois dans la rue ou que j’entends, me semble bourré de sous-entendus : scènes de drague dissimulées, des filles qui refilent leurs numéros de portable en douce sous la djellaba, bref, l’invitation à la séduction est latente et continue, mais jusqu’où va cette invitation ?
A Tanger, la rue est le royaume du peuple ou des étrangers. Les nantis se déplacent en voiture, les femmes savamment englobées dans leur voiture ou encore accompagnées de leur chauffeur. De leur côté, les touristes – ces autres-là que tout le monde méprise quand même toujours un peu tout en espérant leur parler un peu – sillonnent l’espace public, avec les migrants, les travailleurs, les commerçants et les pauvres. Cette mise au regard nous rend coupable. Je suis coupable si je marche dans la rue, simplement parce que je montre que je ne sais pas me protéger, me mettre à l’abri. En portant une jupe trop courte et un rouge à lèvres trop voyant, je suis non seulement coupable, mais en plus je suis complice et ce n’en est que pire.
coq et lapin
A force de ne jamais parler de sexe décemment, c’est-à-dire ouvertement, à force d’imaginer que l’on heurte l’autre quand on parle de sexe, c’est le sujet qui obsède le plus les gens, avec l’argent. Réunion de femmes : on ne parle que de sexe, de comment les hommes font l’amour, « baisent » plutôt devrais-je dire, on se moque de leurs habitudes. Rarement entendu autant de vulgarité entre femmes. Réunion de mecs au café : on mate les filles comme à l’abattoir, en les classant. J’ai déjà vécu des scènes aussi pathétiques avec des hommes. Dans le Sud de la France, c’était pareil. Ils sont coq dans leur bouche et lapin dans la culotte. C’est bassement latin, bassement méditerranéen.
Les habitudes sexuelles sont souvent le diapason d’une société qui grandit, qui s’élève, qui s’auto-congratule, qui s’épanouit. Pouvoir aborder la sexualité, en faire un sujet d’éducation, c’est la preuve qu’un peuple est prêt à la vivre en toute sérénité, à vivre son corps en parfait accord avec son âme, comme le faisaient les Anciens.
Il y a dualité entre matériel et spirituel au Maroc. Savoir marier les deux, c’est avant tout revenir aux basiques, découvrir ses propres sensations, accepter que le matériel visible fait partie d’un tout qui engage aussi l’indicible. Aux hommes d’accepter que la femme est responsable de son corps et de son désir et qu’elle risque d’échapper au contrôle de leur propre désir. Aux femmes de commencer à être « femme » sans se cacher, dans toute l’acceptation du mot, et pas seulement sœurs ou mères ou filles. J’entends beaucoup de personnes se plaindre de la situation générale au Maroc, répéter comme des perroquets que les gens sont hypocrites, mais qui commence par être franc envers soi-même et avec les autres ? Une femme peut-elle dire qu’elle fait ce qu’elle veut de son corps, de ses hanches, de ses seins, qu’elle choisit son partenaire, qu’elle choisit de ne pas en avoir ou d’en avoir ? Les hommes peuvent-ils aisément avouer leurs faiblesses, pleurer sans que cela devienne une tare, aimer sans que cela soit une souffrance ?
L’école et les parents devraient être des modèles de partage, de découverte de la sexualité, d’éveil à l’autre, à sa compréhension, à la beauté du monde. Or, ici, c’est tout le contraire, l’école et les parents sont des censeurs desquels chacun tente de s’échapper. Et quand la mère ou le père sont dans la confidence, il faudra mentir aux autres membres de la famille pour ne pas jeter le discrédit sur le groupe. Le sexe au Maroc n’est pas un univers d’intime, c’est un outil politique de famille, de société. Mais je tombe déjà dans les généralités.
Il y a une solution peut-être : imaginer que l’on peut parler de sexe sans utiliser des mots sales ou avilissants. Donner des cours d’éducation sexuelle et sortir de cette notion « C’est la honte, ça ne se fait pas ». Apprendre à être tolérant avec celles et ceux qui n’ont pas les mêmes habitudes sexuelles que nous, sans les juger, sans les pointer du doigt. Réintroduire la poésie dans le quotidien des gens, en parlant de ce qu’il y a de beau et de solaire dans le sexe, dans sa pratique, en citant les grands poètes et en remisant aux oubliettes ce mot qui effleure toutes les lèvres, et même celles des tout-petits, hchouma. Redonner à imaginer que le sexe est un territoire de découvertes et de créativité. Si les parents ne peuvent pas le faire, pourquoi ne pas intégrer des cours d’épanouissement intime à l’école ? Le Maroc se veut grand et moderne, il ne le deviendra réellement qu’en donnant toute sa place à l’intime, à l’individu, car le sexe, c’est le royaume du ressenti, du sensible.