Homme de savoir, homme politique et homme d’histoire, le professeur abdelhadi boutaleb est un personnage d’une rare densité. plutôt que de lui faire raconter une vie exceptionnellement remplie, nous avons préféré, dans cet entretien, questionner sa connaissance et sa vision du maroc d’hier et d’aujourd’hui. rencontre avec un monument aux multiples dimensions.
Est-il vraiment besoin de présenter le Professeur Abdelhadi Boutaleb ? Lauréat de l’université Al Quaraouiyine, militant nationaliste de la première heure au Parti de la Choura et de l’Istiqlal, plus jeune ministre du premier gouvernement marocain au lendemain de l’Indépendance, Ambassadeur du Royaume dans différentes capitales, Conseiller du Roi… La carrière politique du Professeur est d’une rare densité. Mais l’homme politique se double également d’un homme de savoir et de lettres, qui compte à son actif, jusqu’à aujourd’hui, pas moins de treize ouvrages, traitant de ses sujets de prédilection, entre histoire et religion, entre politique et science juridique.
C’est donc un véritable monument de l’histoire marocaine, contemporain de trois monarques, qui nous accueille en ce tiède après-midi de novembre dans sa demeure casablancaise. Nous nous attendions logiquement à rencontrer un monstre sacré, très avare de son temps et de sa parole, et que beaucoup décrivent comme une personnalité très exigeante avec ses interlocuteurs, parfois rigide, voire cassante.
Mais l’homme avec lequel nous nous sommes entretenu n’avait rien de ce descriptif. Ce Professeur Boutaleb était surtout un homme affable, d’une grande courtoisie et d’une insoupçonnable accessibilité. C’est aussi un homme détendu, à la parole facile mais concise, et à l’humour réel mais subtil. Surtout, les années n’ont en rien entamé sa vivacité d’esprit et son intelligence. Il continue, avec un plaisir qu’il dit intact, à écrire de sa main deux chroniques hebdomadaires, publiées dans deux quotidiens.
Notre entretien dura près de quatre heures. Quatre heures pour tourner les pages de cinquante années d’histoire, pour survoler une vie exceptionnellement remplie, pour faire connaissance avec la personne derrière la personnalité et questionner son immense connaissance de l’histoire et de la politique marocaine et internationale. Moins qu’au jeu classique de questions-réponses, l’interview ressembla plus à une discussion à bâtons rompus, le terme exact utilisé par le Professeur et qui se trouve être l’intitulé de cette rubrique. Et au moment d’aborder le traditionnel questionnaire de Proust, nous nous enquîmes de la possibilité de tutoyer notre interlocuteur. «Cela fait déjà quelques heures que nous parlons. Après avoir passé autant de temps ensemble, il n’y a plus de place au vouvoiement», répliqua-t-il. Il est comme ça, le professeur Boutaleb. Un homme de mémoire, un homme de lettres, un homme de politique. Mais
d’abord, et avant tout, un homme d’élégance et de sagesse.
LA MAROC D’HIER & D’aujourd’hui
Nous venons de fêter le cinquantenaire de l’indépendance du Maroc. Comment voyez-vous le Maroc d’aujourd’hui par rapport au Maroc d’hier ?
En réalité, il n’y a pas une grande distance séparant le passé, le présent et le futur. Le présent du Maroc est toujours influencé par son passé, parce qu’il ne peut se permettre le luxe d’oublier ce passé particulièrement riche. Tout au long de son histoire, le Maroc a toujours été un grand Royaume, qui avait une influence dans les relations internationales. Et le protectorat n’a été, en fait, qu’une parenthèse, un incident de parcours : on dit même que la signature a été arrachée au sultan Moulay Hafid alors que l’occupation du Maroc avait commencé et que Fès, sa capitale, était encerclée par l’armée française. Car le protectorat et le colonialisme correspondent à deux réalités historiques et politiques très différentes. De fait, l’accord de protectorat se fait par consentement entre deux États souverains et reconnaît la personnalité juridique du pays protégé, même s’il ampute de sa souveraineté la défense nationale et les affaires étrangères. À la différence du colonialisme qui, lui, conduit à l’intégration dans la sphère de la puissance colonialiste. Ce qui fut le cas, par exemple, pour l’Algérie, qui a été divisée en trois départements français.
C’est pour cela qu’entre le passé et le présent du Maroc, il n’y a jamais eu de rupture, mais bien au contraire un prolongement et une continuité. Pour autant, chaque époque reflète ses propres spécificités. Le Maroc a toujours su se renouveler et s’adapter.
Aujourd’hui, j’ai la conviction que le Maroc se trouve dans une époque charnière. On doit en rendre hommage à SM Mohammed VI. Les réformes introduites par le souverain et les différents chantiers qu’il a ouverts constituent le début d’une nouvelle ère qui se distingue du passé, sans pour autant s’inscrire dans une logique de rupture totale.
Et concernant le climat politique ?
À ce propos, je pense que les partis politiques ont un certain rôle à jouer et auquel ils ne doivent pas se dérober. J’observe malheureusement que la plupart ont démissionné. Par le passé, les partis politiques étaient des forces de proposition, qui n’acceptaient pas mollement des idées qui leur étaient imposées. Et ils n’attendaient pas des instructions pour prendre des initiatives. Les partis politiques et leurs directions n’ont pas à attendre qu’une loi leur dise ce qu’ils doivent faire: ce n’est ni logique ni raisonnable. La loi doit être la consécration des faits et non l’inverse. Les partis ne doivent pas être des clubs ou des associations de divertissement. Ils ont été créés pour mobiliser les citoyens. La constitution leur accorde ce droit, qu’ils doivent par conséquent pleinement exercer.
Vous avez été vous-même membre du bureau d’un parti politique…
J’étais le plus jeune membre du bureau politique du PDI (Parti démocrate de l’Indépendance). Un parti d’avant-garde, animé par des idées progressistes, mais qui a été lésé par l’histoire. Pour la simple et bonne raison que les idées défendues par ce parti à l’époque n’étaient et ne constituaient pas les préoccupations des partis politiques dans le monde arabo-islamique. Nous étions les premiers à appeler à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Et nous avons payé le prix de cette position. Nos adversaires racontaient au souverain Mohammed V que nous étions des républicains et des antimonarchistes. Mohammed V m’avait convoqué un jour pour me demander si j’appartenais à «ce parti républicain». J’ai répondu par la négative, en soutenant qu’une constitution ne signifie pas la république. Une constitution donne des pouvoirs au Roi en vertu de la loi et une monarchie constitutionnelle empêche l’instauration d’un pouvoir absolu.
Au sein du PDI, nous savions ce que nous voulions et nous l’avons fait savoir de manière claire, franche et publique et ce, contrairement à l’autre courant connu pour son inertie et son conservatisme. Je vous rappelle que nous étions aussi le premier parti à se prononcer en faveur des droits de la femme, avec la création de l’association “Les Soeurs d’Essafa”, et à revendiquer leur droit à la participation au suffrage universel, au même titre et sur le même pied d’égalité que l’homme.
Selon vous, quelles sont les raisons qui font que les partis n’arrivent pas à jouer leur rôle?
D’abord, certaines directions de ces formations politiques sont entrées dans le troisième âge et il est grand temps qu’elles prennent leur retraite. Elles auraient dû y penser et céder la place à une jeunesse synonyme de dynamisme, de fraîcheur, d’enthousiasme et d’idées. Quand nous étions au sein des partis et des directions, nous étions jeunes.
Je pense que les partis politiques doivent véritablement se réinventer, au lieu de se contenter de petits remodelages et d’opérations cosmétiques. Ils doivent surtout développer un vrai projet, une réelle vision d’avenir. À titre d’exemple, dans le cadre du débat actuel sur la réforme constitutionnelle, certains partis réclament un pouvoir absolu au Roi, d’autres affirment que le Roi doit régner et non gouverner, quand ils n’estiment pas que le vrai problème du Maroc est essentiellement économique et social… En somme, chacun y va de sa musique sur une question aussi fondamentale.
C’est également le cas de la multiplication des partis. Nous en sommes aujourd’hui à près d’une trentaine de formations politiques. C’est trop pour un pays comme le Maroc. J’ai envie de leur lancer un appel : s’il vous plaît, restez à la limite de 30. Sinon, vous finirez par dépasser les 60 «Hizb» du Coran !
Face à cette inflation, vous êtes donc pour un «planning partisan» ?
Absolument. La question est très simple : le Maroc a-t-il réellement besoin d’une trentaine de formations politiques ? Cela n’a fait que conduire à quelque chose d’extrêmement dangereux, en l’occurrence la marginalisation et le galvaudage de la démocratie, vidant même ce concept de son sens.
La question peut paraître étrange, mais pensez-vous que les Marocains soient prêts pour la démocratie ? Sont-ils en mesure d’assumer une telle responsabilité ?
Je ne crois pas que quelqu’un d’éduqué et de responsable soit incapable d’assumer la vie démocratique. D’où le rôle fondamental du système éducatif, qui devrait être à même de former un citoyen assumant droits et devoirs. Et, je le répète, il faudra que le Maroc réussisse à «créer» ce citoyen.
À ce propos, je voudrais insister sur un point important, qui a trait à l’histoire marocaine, à celle du mouvement national et au rôle de l’enseignement. A-t-on réellement écrit l’histoire du mouvement national à l’heure où nous célébrons le cinquantième anniversaire de l’indépendance. Que connaît le Marocain de son histoire contemporaine ou récente ? À la différence du Marocain, le citoyen français ou allemand connaît presque parfaitement l’histoire de son pays. A ce sujet, je lance un appel, à travers votre publication, à SM Mohammed VI, pour lui demander de mettre sur pied une haute commission pour réécrire l’histoire du Maroc, du temps du protectorat jusqu’à nos jours. Une commission formée d’historiens qui connaissent la véritable histoire du pays et qui jouissent d’honnêteté intellectuelle et de crédibilité.
Car ceux qui ont écrit l’histoire du Maroc telle qu’on la connaît aujourd’hui l’ont fait avec un esprit partisan, en occultant l’Histoire au sens scientifique du terme.
LA MONARCHIE
Depuis l’intronisation de Sa Majesté Mohammed VI, la monarchie s’est lancée dans un mouvement de modernisation, en commençant d’ailleurs par elle-même. Quel est votre regard sur cette évolution ?
Je pense que la volonté de modernisation est profonde. Notre Monarchie est ancrée dans ses racines, tout en étant tournée vers l’avenir. Prenez par exemple le cas de la monarchie britannique, qui respecte des usages séculaires, tant qu’ils ne portent aucune atteinte à la dignité humaine. C’est une monarchie qui a réussi sa modernisation sans renier ses traditions, en donnant au peuple britannique un statut de citoyen et non plus de sujet.Et le Roi Mohammed VI s’est décrit lui-même, dans l’un de ses discours, avec le terme «Roi citoyen». Voici une image nouvelle.
La modernisation de la monarchie requiert également celle des prérogatives du Roi. SM Mohammed VI a ouvert une nouvelle ère, où chaque responsable est comptable de son travail et de ses actes. Les poursuites judiciaires impliquant actuellement un certain nombre d’anciens responsables prouvent qu’on est en train de sortir de la logique d’irresponsabilité et d’impunité.
Et le Roi est également investi d’une responsabilité constitutionnelle, stipulant qu’il n’est pas comptable de ce qui entre dans ses prérogatives. On retrouve ce même concept de responsabilité au Royaume-Uni. Et comme le Roi n’est pas comptable constitutionnellement, il doit se pacer au-dessus de la mêlée.
Mais toutes ces questions doivent être posées et faire l’objet d’un réel débat. Et il est injuste d’accuser toute personne qui les soulève d’être l’ennemi du Roi et de la monarchie. Jamais, au grand jamais, je n’ai été l’ennemi ni de l’un ni de l’autre. Personnellement, je garde une bonne relation avec le souverain Mohammed VI depuis le règne de son père.
Mais dans la perspective d’une répartition différente des pouvoirs entre le Roi et le gouvernement, pensez-vous que les forces politiques actuelles soient en mesure d’assumer dignement cette phase de la transition démocratique ?
Le compagnon du Prophète, Ali Ibnou Abi Taleb, avait coutume de dire que «si vous avez peur de quelque chose, allez à sa rencontre». Cela vaut toujours mieux que l’attentisme, l’appréhension et l’expectative. Si lors de son intronisation, le Souverain Mohammed VI avait hésité à introduire des réformes, le Maroc ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Il a eu l’audace et le courage de faire bouger les choses. Par conséquent, il ne faut pas avoir peur des partis politiques et de leur capacité à gouverner. Il faut leur donner l’occasion de le faire et les juger sur leur travail, les critiquer quand c’est nécessaire. Mais il ne faut en aucun cas les marginaliser et les éloigner du champ politique.
La peur de l’échec ne doit pas nous empêcher d’entreprendre et d’agir. Bien au contraire, l’échec nous permet de tirer des enseignements pour pouvoir aller de l’avant. Le danger, ce n’est pas l’action, c’est l’immobilisme.
Comment voyez-vous la place de l’épouse du Roi dans le sérail royal ?
Dans notre système, nous n’avons pas de Reine mais l’Épouse du Roi. Et je pense que sur ce chapitre, le Souverain Mohammed VI est allé loin, avec des pas pesés. L’Épouse du Roi a aujourd’hui le titre d’Altesse Royale. Cela est très important.
Deuxièmement, l’Épouse du Roi apparaît en public. Elle n’est pas voilée, porte des habits élégants et le Souverain la fait participer dans un certain nombre de projets et de manifestations. Et dans l’ordre protocolaire, elle devance les Princesses, sœurs du Roi. Tout cela a une valeur symbolique très importante. Mohammed VI est en train de préparer le statut de l’Épouse du Roi et de l’organiser. Et dans ce domaine en particulier, son règne enregistre beaucoup de progrès.
Comment avez-vous quitté la fonction de conseiller royal ?
Quand j’ai quitté le poste de Conseiller, beaucoup de versions ont été avancées. S.M. Mohammed VI a d’ailleurs commenté : «j’ai entendu plus d’une vingtaine de versions sur les raisons et les circonstances de départ de M. Boutaleb de sa fonction de Conseiller. Aucune n’est vraie, pour la simple raison qu’aucun de nous deux n’en a jamais parlé. C’est resté un secret entre nous».
RELIGION & POLITIQUE
La dimension politique de l’Islam prend de nos jours de plus en plus d’importance dans le monde arabe et musulman en général, et au Maroc en particulier…
Dans l’introduction de mon livre «Pour mieux comprendre l’Islam», j’ai écrit que dans le monde d’aujourd’hui, il y a autant d’islams que d’islamistes. Chaque islamiste a sa propre conception de l’islam. Certains d’entre eux ont une conception fausse ou obscure de l’Islam. En fait, nombreux sont les oulémas, érudits en religion, qui comprennent mal l’Islam car ils n’ont pas étudié savamment ses sources principales. Ils interprètent mal le Coran parce qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment la langue arabe. Je crois que ce que j’ai tenté d’apporter dans ce domaine est important et j’en suis très fier. J’ai rectifié beaucoup d’erreurs dans l’interprétation de la vérité de l’Islam. Lorsque nous étions en train de débattre de la question de la Moudawana, j’ai défendu la cause des femmes marocaines à tel point que les associations féminines m’ont décoré et m’ont surnommé « l’avocat de la femme ». Par contre, certains réactionnaires et rétrogrades m’ont reproché cette prise de position et se sont demandé pourquoi je tiens ce combat, alors que j’appartiens à la famille des Oulémas.
Heureusement qu’aujourd’hui, Dieu merci, l’éveil islamique existe. L’influence du champ religieux ne doit pas prendre une orientation relevant d’un passé éculé, rétrograde et passif. Non, cette influence doit tendre vers la modernité. Sa Majesté le Roi Mohammed VI est jeune, moderne et possède une vision d’avenir. De ce fait, le champ religieux marocain doit aborder la modernité avec honnêteté et sincérité, dans la mesure où la modernité n’est pas incompatible avec l’Islam. Bien au contraire.
Pensez-vous que religion et politique font bon ménage ?
Je dis qu’il n’y a pas antagonisme entre religion et politique. Pour la simple raison que toute religion est politique. La religion veut la moralisation de la société et son éducation sur la base d’un certain nombre de valeurs et de vertus. Mais la politisation de la religion ou son instrumentalisation relève de l’aberration, voire d’une hérésie.
À l’ère de la mondialisation, force est de constater que le monde arabe et musulman est à la traîne. Comment voyez-vous donc son avenir ?
Je pense que nous n’avons pas le choix. Nous sommes condamnés, dans le bon sens, à adhérer à la mondialisation et la modernité. Nous ne devons pas perdre de temps. Car si, par malheur, nous ne nous insérons pas et de manière spontanée dans ces deux mouvements de fond, nous les subirons. Et c’est pour cette raison que j’ai toujours appelé à une profonde réforme de notre système éducatif. Nous avons besoin d’un système capable de former le citoyen marocain mondialisé de l’an 2025. Jusqu’à présent, ce que nous proposons dans nos écoles, lycées et universités reste très éloigné d’un tel objectif. Il s’agit d’introduire de nouveaux programmes et de nouvelles manières d’enseigner, imprégnés de la culture universelle, que nous pouvons assimiler sans complexe d’infériorité. Il est nécessaire que nous intégrions notre culture dans celle de l’autre. Le but est de former un citoyen cultivé, polyglotte, imprégné d’une culture arabe et musulmane moderne, lui permettant non pas de s’opposer à cette mondialisation, mais bien au contraire de l’apprivoiser. J’illustre mes propos par l’exemple de l’Allemagne qui a lancé dernièrement un appel d’offres international pour le recrutement de pas moins de 70.000 informaticiens. Si nos diplômés chômeurs étaient bien formés, ils n’auraient pas eu à recourir à des sit-in ou à des grèves de la faim pour réclamer un emploi. Je répète donc qu’il est urgent de revoir notre système éducatif, si nous voulons avoir notre place dans ce siècle.
LE MONDE ARABE-MUSULMAN
Que pensez-vous donc de la fameuse «Initiative pour un Grand Moyen-Orient» ?
Je crois que c’en est fini de cette idée. Les Américains se sont trompés lourdement, pensant établir leur hégémonie sur toute une région en recourant à des guerres préventives où les pertes américaines en vies humaines seront minimes. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Irak.
Pensez-vous que les régimes arabes veulent vraiment engager des réformes ?
Ils n’ont ni la volonté, ni la capacité de le faire. On en est encore au stade où la femme n’a pas le droit de conduire une voiture, où l’esprit tribal domine… Ce sont des régimes qui pensent qu’ils ont encore du temps et une grande marge de manœuvre. Mais ils se trompent lourdement. Ces régimes croient gagner du temps en reculant les échéances, mais ils oublient qu’ils jouent avec le feu et qu’ils risquent l’implosion.
Certains régimes arabes ressemblent justement à des cocottes minutes…
Tout à fait. Et ce qui est étrange, puisque vous avez parlé de cocotte minute, c’est que ces régimes oublient qu’ils préparent leur recette sur un feu ardent, celui de la volonté des peuples. Et ils ne semblent tirer aucun enseignement de ce brasier, pour comprendre que le changement de la réalité du monde arabe est inéluctable et qu’il ne sert à rien de reporter l’échéance. À ce propos, je ne peux qu’évoquer les vers du poète Abou Alkacem Achabbi : «Si le peuple veut vivre, le destin finira par obtempérer».
L’AMÉRIQUE
Comment jugez- vous le rôle des Etats-Unis d’Amérique sur la scène internationale sous l’administration Bush ?
Je pense que la politique de l’Administration républicaine aujourd’hui, contredit la politique américaine dans sa continuité. Elle est en régression. Et il faut que le Président Bush tire les leçons que lui dicte la communauté internationale et la réalité des choses, ou plutôt ce qu’on appelle la realpolitik. Car, tout ce qu’il a entrepris jusqu’à présent a échoué.
On parle depuis un certain temps de conflit des civilisations, qui opposerait l’Orient à Occident. Y croyez-vous ?
Absolument pas. Tout cela est éphémère et passager. En fait, nous assistons à un épiphénomène.Même le terrorisme islamiste, si je peux m’exprimer ainsi, est en train de tendre vers sa fin.
Peut-on parler d’une alliance objective entre Ben Laden et Bush ?
C’est possible. C’est une sorte d’entente entre naïfs et non pas entre sages. La naïveté de Bush dans son évaluation des aspects politiques équivaut à celle de Ben Laden. La politique étrangère américaine dans le monde arabe et musulman a été programmée par étapes, visant à créer des entités fragiles, gouvernées par des minorités, dans l’objectif de donner la prééminence au premier allié des États-Unis dans la région, à savoir Israël. Mais le rêve s’est évaporé et l’Administration Bush commence à revenir sur nombre de ses positions.
Même sur le front interne, elle n’est pas épargnée : la popularité du Président est au plus bas. Si les élections présidentielles américaines devaient avoir lieu aujourd’hui, Bush essuierait une défaite cinglante. Il est incontestablement dans une impasse et se débat à la recherche d’une issue.
Je pense par ailleurs, que dans un avenir proche, les relations internationales connaîtront des changements considérables. Et dans la future configuration du nouvel ordre mondial, les États-Unis ne seront plus l’unique acteur principal…
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