Légende du sport marocain, Saïd Aouita ne s’est jamais éloigné des stades, d’abord comme athlète, puis formateur et aujourd’hui comme commentateur sportif. Mais son ambition reste la même : (re)mettre son expérience au service de l’athlétisme marocain.
PAR HICHAM SMYEJ
Saïd Aouita, ce n’est pas seulement une immense figure du Maroc sportif, c’est aussi un petit pan d’histoire. Celui du temps où le Maroc découvrait que dans la vie, il n’y avait pas que le football. Saïd Aouita la légende, l’homme au cinq records du monde, qui a régné sans partage sur le demi-fond (du 800 au 5.000m) durant les années quatre-vingts. Celui qui a inauguré la liste des médailles marocaines sur les pistes, qui a banalisé l’hymne et le drapeau nationaux dans les stades du monde entier, qui a ouvert la voie et servi de modèle à toute une génération d’athlètes. Depuis son départ des instances de la Fédération et de la Direction de l’Ecole nationale d’athlétisme, celui par le nom duquel on avait baptisé le TNR Casablanca-Kénitra s’est fait plutôt rare dans l’actualité. On ne le retrouvera que quelques années plus tard sur les manchettes des journaux, suite au mini-scandale qui a émaillé son recrutement par la Fédération australienne d’athlétisme (il fut accusé d’avoir « bonifié » son CV). Une vraie fausse affaire qui entrera rapidement dans l’oubli, comme son protagoniste dans la discrétion.
C’est accompagné de sa petite famille que nous l’avons rencontré à Casablanca. Nous avons redécouvert un homme somme toute comme les autres, singulièrement accessible et, malgré son expatriation depuis une décennie, toujours aussi attaché à son pays et enraciné dans sa culture. Dans cet entretien, il nous parle de son expérience australienne, de sa vie actuelle, de son nouveau travail d’analyste au sein de la chaîne Al-Jazira Sport. Mais il nous parle surtout de ce qui lui tient le plus à cœur : le sport marocain en général, l’athlétisme en particulier. Ainsi, il n’hésite pas à dresser un état des lieux sans complaisance sur la gestion de la chose sportive au Royaume. Et, comme à son habitude, le natif de Kénitra ne mâche pas ses mots.
VH : Après une carrière d’athlète puis de formateur, te voilà dans les habits d’un commentateur télé…
SAÏDA AOUITA : Je travaille plus exactement en tant que consultant analyste pour la chaîne Al Jazira Sport. J’étais en fait tenu par un contrat avec la Fédération australienne d’athlétisme jusqu’en 2008. Mais je ne pouvais pas refuser la proposition d’Al Jazira. J’ai beaucoup d’admiration pour cette chaîne, qui a l’une des plus grandes audiences dans le monde. Je suis forcément très heureux que cette chaîne m’ait fait confiance pour m’occuper de l’athlétisme. L’athlétisme qui est, je le rappelle, le sport numéro deux sur Al Jazira Sport. Ceci dit, cette reconversion dans les médias n’a rien d’exceptionnel : plusieurs grands noms du sport international ont fait de même.
VH : Tu n’aurais pas préféré poursuivre une carrière de formateur ou de gestionnaire du sport au niveau national?
SA : J’ai eu une expérience dans la formation au Maroc, j’ai fait des études de gestion et de communication aux Etats-Unis. Je n’ai par conséquent aucune difficulté à travailler dans ces trois domaines. Mais je me suis rendu compte que, jusqu’à présent, j’ai consacré toute ma vie à la technique, d’abord en tant qu’athlète, puis en tant que formateur. Je me suis dit qu’aujourd’hui, je pouvais découvrir autre chose. Dois-je rappeler que je fus à l’origine de la création de l’Ecole marocaine d’athlétisme ? Je l’ai fait avec une vision claire, celle de développer l’athlétisme marocain de manière professionnelle. À l’époque, on me prenait pour un fou, pour un rêveur. Personne ne croyait à ce projet et tout le monde s’attendait à ce que je me casse les dents.
On me répétait qu’il était inutile de créer une structure de formation, que si j’ai réussi en tant qu’athlète, c’est uniquement parce j’avais du talent, une sorte de don, qu’un athlète, ça ne se formait pas. Mais rapidement, les résultats étaient là. C’était une surprise pour beaucoup de voir éclore des champions de haut niveau dans l’athlétisme marocain, des Boutayeb, Skah, Labsir et bien d’autres… L’école fonctionnait bien, grâce notamment aux instructions royales de feu Hassan II, Dieu ait son âme, qui veillait au financement de cette école. Et c’est justement quand l’argent a commencé à entrer que les problèmes ont, je dirais logiquement, débuté avec Saïd Aouita.
Grosso modo, il s’est passé tant de choses qui m’ont empêché de continuer sur la vision de départ. En 1993, nous voulions développer réellement l’athlétisme marocain, sortir de la monoculture du demi-fond, développer d’autres disciplines comme le sprint ou le saut en longueur. Mais, au sein de l’équipe dirigeante, certaines personnes ne partageaient pas cette ambition. Elles ne croyaient pas en la valeur du travail. Elles y préféraient d’autres méthodes, des raccourcis, pour préparer des athlètes dans le laps de temps le plus court…
VH : Tu parles de dopage ?
SA : Je n’ai pas prononcé ce mot. Je dis seulement que l’on préférait, et c’est toujours le cas aujourd’hui, le chemin le plus court pour préparer des athlètes. À chacun d’apprécier et d’interpréter mes propos à sa convenance. Personnellement, je me voyais avant tout comme un éducateur. Je mettais un point d’honneur à respecter les lois et surtout les principes du sport. Pour moi, préparer un athlète, c’est le former pour de vrai, à long terme et de manière professionnelle.
Aujourd’hui, si on fait le bilan, on est forcé de constater que la méthode de travail suivie depuis mon départ, en 1995, n’a pas donné de résultats probants. Hicham El Guerrouj était déjà là, ainsi que Nezha Bidouane. Il n’y a que la jeune Hasna Benhassi qui ait vraiment réussi à émerger. Et aujourd’hui, elle connaît plein de problèmes. Où est donc la relève ? L’athlétisme marocain ressemble à une entreprise qui ne cherche pas à se développer, mais uniquement à rentabiliser son investissement le plus vite possible, sans aucune vision stratégique à long terme. Et parfois, tous les moyens sont bons. Ce n’est pas ainsi que je conçois la gestion du sport. Et c’est pour cela que je me battrai, avec d’autres, jusqu’au bout, pour changer les choses.
VH : Revenons sur l’expérience australienne et le fameux épisode de la dénonciation…
SA : C’était tout simplement malheureux. J’étais sidéré par la méchanceté dont certains pouvaient faire preuve. Mais, grâce à Dieu, ils n’ont pas réussi à m’atteindre, ils se sont juste ridiculisés en essayant de me discréditer aux yeux de la Fédération australienne et de remettre en question mes compétences et mon expérience en tant que formateur. Ils croyaient qu’après mon départ, j’étais devenu une sorte de chômeur de luxe. On leur a peut-être raconté que je passais mes journées à me prélasser à bord de mon bateau en Floride et mes nuits à faire la fête. Ils étaient non seulement mal intentionnés, mais également mal informés. Ils ne savaient pas que j’avais repris mes études aux Etats-Unis, que j’avais travaillé dur pour obtenir des diplômes en gestion et en communication.
D’ailleurs, la Fédération australienne n’a pas été dupe et j’ai continué à travailler avec elle. Tout s’est parfaitement passé jusqu’à la proposition d’Al Jazira Sport. Surtout, les Australiens n’ont jamais compris pourquoi des personnes qui sont censées être mes compatriotes et mes collègues ont fait cela et ce qu’elles avaient à y gagner. C’est vous dire ce que l’image du Maroc y a gagné.
VH : Depuis cet épisode, l’opinion publique marocaine a de Saïd Aouita une image un peu floue. On le voyait tantôt comme un mégalomane, tantôt comme une «grande gueule», voire un ambitieux…
SA : Cette image a été véhiculée par des responsables du sport au Maroc. Le public, lui, me connaît très bien. En cherchant dans mon parcours, il est facile de se rendre compte que je n’ai jamais eu de problème avec quiconque pour mes intérêts personnels. J’ai commencé à en avoir lorsqu’il s’agissait de défendre ceux des autres, athlètes ou formateurs. C’est lorsque j’ai commencé à dire que les fonds de l’école n’allaient pas vers les athlètes, ni vers les formateurs ou la formation, qu’Aouita est devenu un «méchant». Tout le monde sait que je ne suis ni un voleur ni un corrompu. Mon grand défaut, si j’ose dire, c’est que j’ai le tort de réagir quand je vois que quelque chose va mal. Mais il faut bien que quelqu’un le fasse ! Ma position, mon expérience et mon passé d’athlète de haut niveau m’obligent à ne pas me taire, à soulever les problèmes du sport et de sa gestion.
VH : Aujourd’hui, tout le monde s’accorde pour le faire. Mais qui avait osé critiquer la gestion du Colonel El Médiouri lorsqu’il était à la tête de la Fédération ?
SA : J’ai toujours respecté les hommes, qu’ils soient militaires ou civils, leur rang et leur statut. Mais cela ne m’enlève pas, ni à moi ni à d’autres, le droit de critiquer leur gestion, de dire qu’on n’est pas d’accord. Jusqu’à nouvel ordre, nous sommes dans un pays qui nous garantit ce droit. Le Maroc est aujourd’hui entré dans une dynamique de changement et son dirigeant suprême, Sa Majesté Mohammed VI, nous encourage à dire la vérité et à changer ce qui doit l’être. Je ne fais pas autre chose.
VH : Justement, d’après toi, de quels changements le sport le Maroc a-t-il besoin ?
SA : Quand je répète que le sport marocain est malade de sa gestion, j’aimerais bien que quelqu’un me démontre le contraire de manière rationnelle et preuves à l’appui. Mais quand on manque d’arguments, on n’a d’autre choix que de s’attaquer à la personne. C’est classique et tellement facile, mais cela ne trompe personne. Je gêne, parce que je suis au courant de trop de choses, j’ai été à l’intérieur des rouages, je sais comment la machine fonctionne. Et j’ai refusé de jouer le jeu. On peut peut-être m’écarter, mais on ne pourra jamais m’acheter.
Je n’ai, je le répète, aucun problème personnel avec les dirigeants du sport marocain. Le Général Hosni Benslimane, qui cumule la présidence de plusieurs fédérations, a tout mon respect. Mais je trouve que la manière dont le sport est géré n’est pas la bonne. Idem pour M. Aouzal, qui est également présent dans plusieurs fédérations. Je respecte ce monsieur, mais je ne comprends pas comment quelqu’un qui n’a jamais été au coeur du sport, qui n’a jamais connu son fonctionnement, qui n’a reçu aucune formation spécifique et qui ne se prévaut d’aucune compétence particulière soit aussi impliqué dans la gestion du sport au niveau national. Je pose une question simple: est-ce qu’au Maroc, il n’y a que ce monsieur qui puisse prétendre à ces postes ? Est-ce normal qu’il occupe autant de fauteuils ? Y a-t-il un pays au monde qui fonctionne ainsi ?
Depuis le début de ma carrière sportive, les mêmes personnes siègent toujours aux mêmes postes. Il n’y a donc aucun Marocain qui puisse les remplacer ? Il est temps d’ouvrir la porte aux jeunes et aux vraies compétences. Vous n’aimez pas Aouita ? Ce n’est pas un problème, il y a d’autres gestionnaires à travers le pays. Je ne fait pas du jeunisme. Mais il serait peut-être logique de faire le bilan du travail de ces personnes, leur demander des comptes et prendre ensuite les mesures qui s’imposent. Encore une fois, je n’ai rien contre Hosni Benslimane. Si notre sport a besoin d’un représentant de l’autorité à sa tête, cela ne pose aucun problème, tant qu’il est entouré de bons gestionnaires.
VH : Dans l’état actuel des choses, un retour de Saïd Aouita au Maroc ne semble pas à l’ordre du jour…
SA : Le Maroc n’appartient à personne. Il appartient à tous les Marocains. Et il faudrait aussi arrêter avec cette logique de départ, cesser de se dire que puisque c’est difficile au Maroc, il est préférable d’aller voir ailleurs. J’ai tourné un peu partout dans le monde, mais j’ai toujours le Maroc dans la tête et dans le cœur. C’est mon pays, c’est là où je peux faire des choses, où je suis capable de donner le plus. Et je n’abandonnerai pas. Je vais continuer à me battre pour que le sport marocain aille mieux. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Dans le milieu des athlètes, il y a un grand ras-le-bol. Beaucoup en ont assez d’être manipulés par des médiocres et de subir une gestion déficiente. Et cela ne concerne pas que l’athlétisme, c’est le cas de toutes les disciplines sportives.
Des projets ?
Je suis à Al Jazira Sport et je m’y sens très bien. Mais cela ne veut pas dire que je suis loin. Au contraire, je reste toujours très proche du sport marocain. Et lorsqu’un vent de changement soufflera, je serai le premier à y participer. À ceux qui pensent que je suis en train de chercher un poste au sein de la Fédération ou ailleurs, je répondrai qu’ils n’ont rien compris. Tout ce que j’ai envie de faire, c’est mettre mon expérience et mon savoir au service du sport marocain, parce que j’ai l’intime conviction que l’on peut faire tellement mieux. Nous avons des potentialités et des talents partout. Nous avons juste besoin d’une vision et d’une vraie stratégie qui ne laissent rien au hasard ni à la chance.
Questionnaire de Proust
Ton mot préféré ?
Famille.
Le mot que tu détestes le plus ?
Corruption.
La qualité que tu préfères chez un homme ?
L’honnêteté.
La qualité que tu préfères chez une femme ?
L’honnêteté.
Ta principale qualité ?
L’intégrité et la franchise.
Ton principal défaut ?
Je suis parfois impulsif.
Ce que tu détestes par-dessus tout ?
Le mensonge.
Ta drogue favorite ?
Ma famille.
Le don de la nature que tu aurais aimé avoir ?
Pouvoir guérir les gens.
Ta plus grande fierté ?
Ma fille vient d’être acceptée dans une Faculté de médecine aux États-Unis.
Ton plus grand regret ?
Disons que j’ai fait quelques bêtises.
Que ferais-tu s’il ne te restait qu’une semaine à vivre ?
Je la passerais avec ma famille.
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