Depuis près de deux mois, cet homme est devenu l’intellectuel musulman le plus célèbre et certainement le plus médiatisé en Occident. Critiqué ou insulté par certains, respecté voire adulé par d’autres, Tariq Ramadan reste un petit mystère… que nous avons tenté d’élucider en allant le rencontrer chez lui.
Petit-fils de Hassan Al-Banna, fondateur des «Frères Musulmans» en Egypte, Tariq Ramadan est né en Suisse, le 26 août 1962. Il est détenteur d’une maîtrise en philosophie et littérature française ainsi que d’un doctorat d’arabe-islamologie de l’Université de Genève. Il est l’auteur de nombreux ouvrages.
L’engagement de ce père de quatre enfants s’orienta pendant longtemps vers la solidarité dans le Tiers-monde. Il s’impliqua entre autres dans le travail des prêtres-ouvriers en Amérique du Sud. On le retrouvera ensuite en action à la fois sur le continent africain et aux côtés des Tibétains en Asie. Tariq Ramadan est aussi le fondateur et le président de l’Association pour la promotion de la « pédagogie de la solidarité ». Huit ans durant, au sein des établissements scolaires tournés vers le Quart-monde, ce philosophe tentera d’enrayer le processus de marginalisation à l’œuvre dans les sociétés modernes. De 1992 à 1993, l’islamologue de Genève se libère de ses fonctions et s’installe au cœur de la capitale égyptienne. Le but de ce voyage réside dans la volonté de suivre une formation intensive en vue d’approfondir ses études en sciences islamiques.
Aujourd’hui, Tariq Ramadan enseigne à la fois la philosophie au Collège de Genève et l’islamologie à l’Université de Fribourg (Suisse). Il est engagé dans les débats sur l’Islam en Europe et dans le monde. L’auteur du livre : « Etre musulman européen » dispense depuis 1997, dans le cadre de Présence musulmane, des cours de formations mensuelles en territoire belge et français. Il participe également en tant qu’expert consultant à diverses commissions attachées au Parlement de Bruxelles. Cet intellectuel est engagé dans le tissu associatif musulman européen et dans les sociétés majoritairement musulmanes. Il participe aussi à plusieurs groupes de travail en Europe et dans le monde.
Perçu jusqu’à récemment comme un intellectuel tourné vers un islam réformiste, il se verra accuser par plusieurs médias (surtout français) d’antisémitisme et d’intégrisme déguisé, depuis la publication d’un article traitant «des nouveaux intellectuels communautaristes». Celui qui était désigné comme le chef de file d’un islam moderniste, est brusquement devenu la cible de toutes les attaques, l’invité de tous les plateaux télé. Le plus souvent, il y était pour servir de puching-ball verbal à des intellectuels en mal de combats, ou à des politiques partis à la chasse aux électeurs. À chacune de ses apparitions, pourtant nombreuses, il nous laissait toujours ce petit arrière-goût d’inachevé. Il avait beau être à l’aise avec les médias, sa télégénie reste toute relative et son discours trop riche, sinon trop savant, avait du mal à s’intercaler entre deux pauses publicitaire. C’est donc pour en avoir le cœur net que nous avons décidé d’alller le rencontrer chez lui, en Suisse. Pour cet entretien, Tariq Ramadan nous a accueillis dans son appartement genevois, sur les banquettes de son salon authentiquement marocain. Il s’est prêté avec sa bonhommie habituelle et son habileté verbale au jeu des questions-réponses, histoire de nous permettre de découvrir cet homme décrié et critiqué par certains; respecté voire adulé par d’autres. Nous n’avons pas été déçus du voyage…
VERSION HOMME : Tariq Ramadan est-il un personnage intellectuel, religieux, ou politique ?
TARIQ RAMADAN : Je me définis plutôt comme un intellectuel. J’ai une formation philosophique et religieuse. Mais je ne produis pas un discours philosophique ou religieux. Dans mes travaux, j’utilise différents domaines de référence pour construire une personnalité citoyenne assumée et épanouie. Le facteur religieux est présent, mais il n’est pas exclusif. C’est un composant parmi d’autres, à côté du facteur de rationalité. Pour ce qui est du politique, ce que j’écris n’est pas la réflexion de quelqu’un qui se trouve dans une tour d’ivoire. Je fais beaucoup de terrain et je construis une pensée par rapport à cela. Ce travail social, c’est du politique. Ce n’est pas un travail de recherche de parti ou de représentativité. C’est un travail pour la construction d’une présence sociale.
VH : Depuis quelque temps, vous faites l’actualité et les choux gras des médias un peu partout en Europe à cause de votre fameuse « Critique des nouveaux intellectuels communautaristes»…
TR : Je commencerai d’abord par expliquer synthétiquement l’intention du texte, parce qu’il y en a beaucoup qui en ont parlé sans vraiment la lire. Depuis quelque temps, on se complaît partout à répéter que les Musulmans sont communautaristes, voire que le communautarisme est inhérent à l’islam et aux Musulmans. Ma thèse à moi au contraire est de dire que les Musulmans sont aujourd’hui en train de sortir du ghetto communautaire. Un ghetto qui n’est pas religieux mais social. Et au moment où ils commencent à en sortir, la réaction de certains leaders d’opinion ou porte-parole de la communauté juive est de dire : «attention, le nouvel anti-sémitisme européen ou français provient des Arabes et des Musulmans». Et ils développent à partir de cela une vraie pensée communautariste. Mon intention était de dénoncer ces intellectuels qui sont en train de développer et répandre une pensée très dangereuse pour l’avenir, en exposant deux de leurs caractéristiques principales. La première est d’être pro-sionistes, qu’ils soient juifs ou non-juifs. Leur seconde caractéristique est leur nature très médiatique, avec une forte présence sur les médias français.
Ces intellectuels développent une vision totalement erronée du monde réel. Ils disent que l’antisémitisme en France n’est plus d’extrême droite mais arabo-musulman, tout en entretenant une confusion totale entre antisémitisme et critique de l’Etat d’Israël. Je voulais questionner ces personnes avec une question simple: pour qui roulent-ils ? Pour des valeurs universelles ou pour une communauté spécifique, ou pour Israël… ? Les réactions ont été violentes et diverses, mais sans jamais apporter de réponse à cette question, sans qu’il y ait un vrai débat sur ce texte. Forcément, il est arrivé ce qui devait arriver : on m’a accusé d’antisémite.
Certains disaient que j’accusais d’autres de mes propres maux, que j’étais le véritable intellectuel communautariste… Alors que dans la conclusion de mon écrit, je disais clairement que l’avenir sera fonction de ceux qui, de l’intérieur de la communauté musulmane et de la communauté juive, sortiront pour défendre ensemble des causes communes. Ce qui est exactement le contraire du communautarisme. Cette dernière phrase a souvent été escamotée. À la réflexion objet du texte, j’ai attendu des réponses. Je n’en ai jamais eues. Ce qui a été tout à fait symptomatique, c’est que le débat s’est déplacé du texte à la personne. Et de la personne à l’antiféminisme, puis à l’homophobie… et enfin à l’Islam, pour me qualifier d’islamiste, d’intégriste, de fondamentaliste déguisé… On a même parlé de mes possibles liens avec Al-Qaïda!
Ce fut une entreprise de diabolisation d’une rare envergure, construite sur de la désinformation absolue.
VH : D’après vous, pourquoi cette cabale ?
TR : Je suis conscient qu’aujourd’hui, j’ai plusieurs ennemis, pour différentes causes. La première, c’est que je proviens d’un exil politique. Et j’ai décidé depuis l’Occident de me battre pour le pluralisme, la liberté et la démocratie dans les pays musulmans. Et cela ne vous fait pas que des amis. La seconde a trait à mon engagement pour la cause palestinienne. Le sionisme international m’avait déjà dans le collimateur. Mais il était gêné jusqu’à présent, parce que je suis l’un des rares intellectuels musulmans à avoir établi un texte sur l’antisémitisme qui pouvait être présent parmi les musulmans. J’y soulignais explicitement que la judéophobie est islamiquement inacceptable, qu’il ne fallait pas confondre critique d’Israël et antisémitisme. Et là, ils pensent avoir déniché ma première erreur.
Enfin, parfois, je suis aussi critique par rapport à certains gouvernements occidentaux, surtout par rapport à leurs compromissions avec certains gouvernements arabes et musulmans. C’est bien de dire qu’on est contre la lapidation et les châtiments corporels. Mais c’est facile de critiquer le Nigeria, qui est un pays pauvre, tout en gardant le silence face à des pays comme l’Arabie Saoudite. Tout cela parce que des dignitaires des pétro-monarchies viennent dépenser des centaines de millions de Francs suisses et sauver l’économie genevoise. Et quand un citoyen suisse dit cela tout haut, il devient gênant.
Enfin, il y a les spécialistes autoproclamés du terrorisme, qui travaillent sur la rumeur et qui peuvent la créer, l’alimenter et l’entretenir juste parce que cela leur rapporte de l’argent. Cela fait une jolie somme d’ennemis potentiels, que mon travail gêne et qui profitent de la moindre occasion pour le perturber.
VH : D’autres disent que vous avez simplement sorti ce texte par pure provocation, histoire de vous offrir un bon coup de pub…
TR : C’est faux. J’ai écrit ce texte parce que j’étais scandalisé par ce nouveau chantage à la judéophobie, lancé à la face des Arabes et des Musulmans en Europe. Il fallait dénoncer clairement cette attitude. C’est quand même effarant d’entendre un député du Parlement européen dire que si l’antisémitisme revient en France et pas en Allemagne, c’est parce que les Musulmans allemands sont d’origine turque, alors qu’en France, ils sont Arabes. Doit-on rester silencieux devant ce développement d’un nouveau racisme ? Doit-on, à chaque fois qu’on critique l’horreur de la politique de Sharon, accepter de se faire traiter d’antisémite ?
Il fallait dénoncer le positionnement dangereux de ces intellectuels et montrer qu’ils sont en train de provoquer des ruptures. Quand Taguieff dit dans son livre, sans que cela n’émeuve qui que ce soit, que «trois millions de Musulmans en France, ce sont trois millions de terroristes potentiels». Après, il ne faut pas s’étonner qu’Imbert se déclare islamophobe en direct à la télé. À un certain moment, il faut dire stop et réveiller les consciences. Moi, c’est ce débat que je cherchais. Mais personne ne le voulait. On a habilement passionné l’affaire dès le départ, pour éviter tout vrai débat. Ce que j’ai écrit n’était absolument pas une provocation, mais une critique ferme à un moment d’urgence. En France, on est aujourd’hui à deux doigts d’une fracture entre des sensibilités communautaires. Et il appartient aux intellectuels de mettre en place des ponts et non pas de jetter de l’huile sur le feu. Est-ce qu’avec cette critique, j’ai attisé des passions ? La réalité est que sur le terrain, j’ai obligé des leaders associatifs musulmans à clarifier leur position, de faire le distinguo entre antisémitisme et critique d’Israël.
VH : On a également prolongé la critique à votre présence au sein du Forum Social Européen…
TR : Nous travaillons avec le FSE, à sa demande, depuis environ un an. Mais le problème provient d’ailleurs. Un journaliste du Nouvel Observateur, un certain Askolovich, préparait un article qui dit en substance : «attention, il y a les Musulmans qui font de l’entrisme dans le forum social !». Trois semaines avant la sortie de mon article, il était déjà en train de faire des interviews avec des Musulmans pour démontrer l’alliance «Brun-Rouge-Vert» au sein du FSE. Et la publication de mon texte était du pain béni. C’est comme cela que tout a commencé. Au passage, il faut apprécier le surréalisme de la situation : quand on est à l’intérieur, on nous accuse de communautarisme. Quand nous sortons, on nous accuse d’entrisme!
Mais la grande supercherie, c’est de laisser croire à l’Europe qu’elle est de tradition judéo-chrétienne. C’est un mensonge absolu. Depuis le Maroc, vous le savez ; depuis l’Espagne, ils le savent, que cette assertion est absolument fausse. Il y a une sélection dans la mémoire européenne qui est intolérable. Son corollaire est de renvoyer l’Islam à quelque chose de totalement étranger, voire antagoniste. Alors que pendant cinq siècles, la pensée islamique a été plus proche d’Aristote que la pensée chrétienne. Et je ne peux pas croire qu’il n’y ait aucun sous-bassement idéologique à cette attitude. Toute mémoire sélective ne peut être qu’idéologique.
Restons sur le FSE. Vous présentez votre travail dans ce forum comme le pont entre le mouvement altermondialiste et les jeunes des banlieues. N’y a-t-il que l’islam pour faire ce lien ?
C’est une bonne question. Pourquoi faire partie du FSE ? En ce qui me concerne personnellement, j’ai été invité aux trois Porto Allegre. Ce n’est pas une nouveauté pour moi. La première fois, j’ai été invité comme un intellectuel refléchissant à une théologie de la libération. Un thème qu’on retrouve dans mes livres et qui érige le réformisme islamique comme une des voies possibles de libération politique et sociale, de démocratisation des sociétés.
Mon travail avec les cadres des associations musulmanes, au sein du FSE, consiste à leur montrer tous les points communs qu’ils ont avec le mouvement altermondialiste. Je leur dis tout simplement : vous vous battez pourquoi ? Pour l’Islam ? Non, vous luttez pour qu’on reconnaisse votre citoyenneté. Votre religion vous donne une éthique, mais vous êtes d’abord des citoyens. Engagez-vous dans ce mouvement qui veut qu’un autre monde soit possible. Parce que, grâce à votre éthique, vous êtes par essence pour plus de justice sociale, vous êtes de nature contre la domination absolue de l’économie et la marchandisation du monde.
Vous ne l’êtes pas en tant que Musulmans, mais d’abord en tant que citoyens ! Cela me fait sourire qu’on prétende que je mets l’Islam en premier. Je mets la citoyenneté en premier, sans disqualifier l’Islam. Si pour vous prouver que je suis un vrai citoyen européen, il faut que je disqualifie l’islam, c’est qu’il y a un problème.
Et même à l’intérieur du FSE, il y a un vrai débat sur ce plan. Il y existe une pensée souverainiste, une pensée un peu arrogante de rationalité occidentale. Les dirigeants du mouvement altermondialiste n’ont pas à être les gardiens du temple, ils n’ont pas à nous dire si on doit y entrer ou pas. Ce n’est pas l’Islam que je ramène au FSE, c’est une citoyenneté avec l’éthique musulmane. Pourquoi pourrait-on y entrer avec l’éthique juive ou chrétienne, mais pas avec l’éthique musulmane ?
La deuxième précision sur laquelle je voudrais revenir : Tariq Ramadan n’est pas le leader des banlieues. La réalité c’est que je travaille surtout avec des cadres associatifs, qui ont énormément d’impact sur les populations musulmanes en Europe. Aujourd’hui en France, personne ne touche plus les banlieues. Ni les Musulmans, ni SOS racisme, ni le MRAP… Les cités sont devenus des espaces de non-droit et surtout de non-communication. Je n’y vais pas, parce que je n’y suis pas entendu. Le discours que je tiens n’y intéresse personne. Prenez une de mes cassettes, faites la écouter à un jeune qui est complètement destructuré. Il ne comprendra rien à ce que je dis.
Qui dit : «Attention, ils sont en train d’embrigader ?». Ce sont ceux qui ont envie de répandre la peur de l’Islam. Tout ce que nous faisons, au sein du FSE, c’est de demander la mise en place d’une vraie politique sociale pour ces gens-là. Ils ont été parqués dans des ghettos, et au lieu de leur envoyer du social, on leur envoie du sécuritaire. C’est le vrai problème de cette société. Et souvent, lorsqu’ils sont en totale rupture, les premiers vers lesquels ils se retournent, ce sont les littéralistes, les salafistes, parce qu’ils les dispensent de réfléchir, leur servent un discours rigide et simpliste.
VH : Tariq Ramadan ne serait-il pas lui aussi intellectuel communautariste ?
TR : Le concept communautariste est un peu un concept «tarte à la crème», on ne sait plus trop ce que cela veut dire. Dans les processus migratoires, les communautés ont toujours aidé les immigrants à se constituer comme partie de la société nouvelle. La première étape est celle de la communauté nationale d’origine, la seconde correspondant à l’intégration individuelle, qui permet de devenir membre de la nouvelle collectivité nationale. Chez les Musulmans, il y a une étape supplémentaire, qui est le regroupement religieux. Cette communauté de foi est aussi intrinsèque à l’Islam que les fondements même de cette religion. Pour autant, la communauté de foi doit être opposée au communautarisme.
Le communautarisme, c’est s’enfermer dans sa communauté à l’exclusion de toutes les autres et lui donner préséance. C’est ensuite revendiquer des lois ou des prérogatives particulières pour cette communauté. C’est enfin et surtout se penser d’abord comme membre de cette communauté, avant de se considérer membre de la collectivité. En Islam, la communauté de foi nous dit de nous opposer à ces trois dimensions. Aujourd’hui, il faut être aveugle pour ne pas voir qu’il y a un vrai problème quant à la présence de l’Islam en Europe. En France comme ailleurs, l’islamophobie arrive à grands pas, avec le nouveau racisme qui va avec. L’idée est de partir de cette réalité non pas pour s’enfermer, mais pour les dépasser. Le communautariste, c’est celui qui voit arriver le problème, et qui ferme les fenêtres. Ce n’est absolument pas mon attitude. C’est quand même extraordinaire de se retrouver au FSE et de s’entendre dire qu’on est communautariste.
VH : D’après vous, Islam et laïcité sont-ils compatibles ?
TR : Il y a deux niveaux de réponse à cette question. Le premier est d’ordre conjoncturel. Quand on est dans un pays, on est évidemment tenu de respecter le cadre constitutionnel, qui devient contraignant. Les Musulmans ont alors à faire un travail d’adaptation. Le second niveau relève du débat philosophique : est-ce que, fondamentalement, l’organisation d’une société sur le plan de la pure rationalité est incompatible avec la pensée musulmane ? Historiquement, les Musulmans ont toujours dit oui, à cause de ce qu’ils voyaient venir de la laïcité, emmenée par le colonisateur. Parce que la laïcité à l’époque coloniale avait pour premier objectif la lutte contre l’islam. Pour ma part, je pense qu’à bien étudier les textes de l’Islam, on s’aperçoit que depuis l’origine, les Fukahas ont mis en évidence deux méthodologies différentes, qui entrent dans deux sphères. La sphère des «Îbadates» et celles des «Mouâamalates», les rites et les relations sociales. Dans la sphère des premières, on ne peut faire que ce qui est écrit, sans modification aucune. Pour ce qui est des secondes, le processus est celui de «tout est permis, sauf ce qui est explicitement interdit». Cela veut dire que, dans la conscience musulmane depuis l’origine, il y a deux sphères qui se nourrissent l’une de l’autre, mais qui sont distinctes. Il y a une distinction, pas un divorce. La sécularisation en Occident, à cause de l’autorité de l’Église, a conduit à un divorce. L’Islam se limite à la distinction, en disant que la sphère des textes va inspirer celles des affaires sociales. Ce qui fait que dans un univers de laïcité, les Musulmans n’ont pas de véritable problème : notre législation dans les affaires sociales est originellement très rationalisante, avec une capacité de créativité incroyable.
VH : Vous parlez souvent de réformisme et de modernisation de l’Islam. Où les voyez vous et comment ? La question se pose notamment pour certaines règles dites sensibles comme la condition de la femme, le mariage, l’héritage…
TR : À mon avis, la modernisation peut toucher tous les domaines, sans exclusive. Dans les textes, il y a le «Qatîi», l’explicite. Généralement, ce sont des textes auxquels on ne touche pas. Et pourtant, même l’explicite est susceptible de réforme. Prenons l’exemple des châtiments corporels, celui de la main du voleur qui doit être coupée, qui est expressément cité dans le Coran. Et pourtant, en fonction d’un contexte, Omar va faire une interprétation et arrêter son application. Il l’arrête parce que le contexte faisait que ce texte avait perdu son sens. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de fidélité possible au Qasd, le sens du texte, sans une lecture dialectique texte-contexte, ayant pour objectif de toucher le véritable esprit du texte. L’absolu d’un texte n’est pas dans le texte, il est dans le rapport du texte avec son contexte, rapport qui est extrait par l’intelligence humaine. Prenons aussi l’exemple de l’héritage. Il est bien écrit dans le texte que la part d’une femme est la moitié de celle de l’homme. Mais il est lié à une philosophie générale de la famille, où l’homme doit tout prendre en charge. Dans une société où ce schéma ne fonctionne pas, le contexte n’est plus le même. Et appliquer le texte dans ce cas revient à trahir son esprit.
Ma vision du réformisme passe par là : questionner les textes dans leur objectif, atteindre la sincérité de l’objectif, plutôt que l’hypocrisie de la littéralité. Et cela veut dire avoir le courage de tout questionner.
VH : Est-ce que vous pensez que le monde islamique a ce courage aujourd’hui ?
TR : Non. La réponse est claire. Aujourd’hui, le problème est qu’il y a beaucoup d’intellectuels musulmans, en Europe ou aux Etats-Unis, qui apportent beaucoup d’idées, qui osent dire des choses. Mais ils sont trop isolés du monde musulman. D’où la nécessité de garder le contact avec la communauté. C’est au sein de cette communauté qu’il faut faire évoluer les mentalités. Nous avons besoin d’un vrai débat entre différentes sensibilités et convictions. C’est la vraie difficulté : il y a un manque de courage et une carence de dialogue réel.
VH : Le renouveau de l’Islam pourrait-il venir du Musulman occidental ?
TR : J’y crois fermement, mais pas exclusivement. Certes, en Occident, il y a un espace de liberté incroyable. Et les Musulmans y sont réellement au premier plan des défis contemporains, qu’ils soient politiques, économiques ou scientifiques. Cela va de la primauté du marché au système démocratique… Pour tout cela, la pensée musulmane occidentale va apporter des réponses qui vont être utiles pour tout le monde musulman. C’est la raison pour laquelle je dis que le Musulman d’Occident fera l’avenir de l’Islam. Mais il ne sera pas seul. Il y a beaucoup de choses qui se passent dans le monde musulman. La réflexion que vous avez au Maroc sur la question de la femme et sur l’espace démocratique est loin d’être négligeable. Il ne faut pas commencer à minimiser l’apport de la pensée arabo-musulmane. Il y aura des choses qui vont venir d’Indonésie, de Malaisie, de Tunisie… Tous ces pays vont participer. Il y a aujourd’hui une réelle effervescence, une vraie recherche.
VH : Pour vous, c’est quoi l’Islam politique ?
TR : Il y a plusieurs perceptions de l’Islam politique. Il y a celle de gens qui pensent que l’Islam a une dimension sociale qui peut mener au politique. L’islam nous donne un certain nombre de principes, qui sont susceptibles d’orienter la société. Le modèle n’existe pas, mais l’orientation existe. Ça, c’est une pensée réformiste, qui dit qu’on trouve dans les textes des orientations intéressantes, et des processus qui inspirent une action rationnelle. Ce qui me séduit dans cette pensée de l’Islam politique, c’est qu’elle admet que les principes sont universels, mais que les modèles restent à construire par la rationalité. Il y a un autre type d’Islam politique, qui fonctionne avec une pensée littéraliste obsédée par la limite «halal – haram», sans réelle perspective d’évolution et basée sur un modèle obsolète. Il y a enfin un troisième type qui admet une certaine violence et qui se construit en opposition au monde occidental. Il s’appuie d’abord sur le répressif comme outil de modélisation d’une société.
Entre un Islam social et purement social, un Islam social et politique, un Islam politique littéraliste et un Islam politique violent ; il y a tant de différences, pour ne pas dire d’antagonismes. Et il faut savoir les distinguer chacun de l’autre…
Le questionnaire de Proust
Ton mot préféré ?
Sérénité.
Le mot que tu détestes ?
Injustice.
La qualité que tu préfères chez un homme ?
La fidélité.
La qualité que tu préfères chez une femme ?
La fidélité.
Quel est ton principal défaut ?
L’exigence.
Et ta principale qualité ?
La persévérance.
Les fautes pour lesquelles tu as le plus d’indulgence ?
Les fautes qu’on regrette.
Ton occupation favorite ?
Voyager.
Ta drogue favorite ?
Non, je n’ai rien dans ma vie qui fasse office de drogue.
Ce que tu détestes par-dessus tout ?
La lâcheté.
Ton rêve de bonheur ?
Sa vue.
Quel serait ton plus grand malheur ?
Mourir sans la foi.
Que possèdes-tu de plus cher ?
La foi.
Qu’as-tu réussi de mieux dans ta vie ?
J’espère que c’est ma famille.
Le son, le bruit que tu aimes ?
Celui de l’eau, de la mer.
Qu’emmènerais-tu sur une île déserte ?
Ma famille.
Comment aimerais-tu mourir ?
En défendant la justice.
Que regrettes-tu d’avoir fait durant ta vie ?
Avoir perdu du temps.
État présent de ton esprit ?
Un peu de fatigue, de lassitude.
Ta devise ?
Appuie-toi sur Dieu (Tawakkal Aâla Allah).
.