Elles sont cinq à porter l’emblème de « Lady Berbère », un projet de galerie d’art éphémère dont la première étape a marqué la reprise de la saison culturelle dans la ville ocre les 3 et 4 Juin. Pour cette édition, la galerie a embarqué les visiteurs dans un voyage artistique inouï, imaginé en trois étapes, dans trois lieux chargés de sens aussi bien pour les organisateurs, les invités comme pour ces femmes, inconnues du grand public, et qui pourtant, ont réussi, le temps des festivités, à sublimer par leur travail et leur ingéniosité, les amateurs de sensations artistiques fortes. Un évènement qui se poursuit tout le long de 2021 et 2022 dans plusieurs espaces iconiques, pour rendre hommage au travail de ces tisseuses au talent millénaire. Par Abderrahmane Khomsi
Un tapis, une histoire, un passé et des femmes de talent. A l’origine de cette idée, Nathalie Heller Loufrani, collectionneuse de secrets, qui a découvert par hasard, un exemplaire de ces tapis chez une de ses connaissances, et qui s’est glissée subtilement dans le royaume de ces femmes, pour découvrir leurs inspirations originelles, les observer, converser autant que faire se peut, avec elles et résoudre des énigmes tissées de mille fils. Ce sera plus tard le tour de Stéphanie Cassan, créatrice de l’évènement, d’orchestrer la révélation au grand public, du «langage inarticulé et pur» des ladies. Une entreprise qu’elle réussira aujourd’hui avec cette première étape d’une exposition itinérante et dont elle poursuit l’organisation, pour que les créations de ces artistes regagnent leurs lettres de noblesse auprès de publics avides d’émotions culturelles, d’art et d’histoire. Dans le même temps, une cerise est venue magnifier le spectacle de sens : l’artiste Keya, qui en intégrant l’aventure, donnera un nouvel élan à la créativité de ces femmes et une énergie improbable à l’événement.
Art et artisanat font bons tapis…
C’est dans la vallée de Aït Bouguemaz qu’a commencé cette aventure avec les «Lady Berbère», ainées des tribus amazighes de la vallée, qui s’occupent entre autres de la confection des tapisseries Zindekh, communément connues sous le terme générique Boucherouite : des créations uniques à la composition bigarrée et irrégulière que nous rencontrons lors de nos déambulations dans les médinas ou même, de plus en plus sur les comptes instagram des dénicheurs qui se sont investis à faire révéler les trésors insolites venues de contrées lointaines, méconnues du grand public et détenant les secrets d’un savoir-faire ancestral.
Le mot secret porte alors tout son sens, puisque ces tapis en sont la traduction imagée, celle de l’intimité de ces femmes, parfois, celle de leurs souffrances ou de leurs joies, de leurs histoires personnelles, ou de leur humeur du moment. Des productions esthétiques et personnelles, qu’elles n’hésiteront paradoxalement pas, à étaler au regard de tous, advienne que pourra, comme pour affirmer leur supériorité, dans des sociétés manifestement misogynes, où, en silence et en sagesse, elles jouent un rôle de médiatrices pour maintenir l’équilibre intergénérationnel, en transmettant leurs savoir, art, valeurs et philosophie aux générations futures, et aujourd’hui, une leçon de vie au monde.
Sous l’emprise des signes
Les œuvres de ces femmes, relèvent en effet, du mystère de l’art, celui d’objets du quotidien dont la substance se mue pour devenir des objets de collection, humbles et puissants à la fois, parce qu’elles s’acquittent du langage particulier et étrange que seul l’artiste créateur est capable d’apprécier, laissant à nous autres, le soin de l’interprétation et l’impression de « connaître une langue étrangère et cependant ne pas la comprendre … en un mot, descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir …» affirmait Roland Barthes dans son ouvrage « L’empire des signes ».
Dans ces créations, tous les éléments de langage qui constituent l’essence même de l’œuvre, sont réunis : l’inventivité, la couleur, les formes et les symboles, un ensemble de signes assemblés pour immortaliser un message, celui de sa créatrice.
Une révélation itinérante
Longtemps maîtresses tendres et irrévélées d’un héritage ancestral, les ladies de la vallée, font aujourd’hui, figure de stars, dont il a été impératif d’exposer le génie pour leur rendre hommage et honorer tant leurs talents que leurs personnes. Et c’est dans un parcours hors du temps, que se sont nichées leurs œuvres :
D’abord au Palace Es Saadi, dont les organisateurs ont conçu une installation sous forme de balade initiatique où les visiteurs se retrouvent nez à nez avec les portraits de ces femmes dessinés à même les tapis, un message fort qu’a souhaité transmettre Madame Elisabeth Bauchet-Bouhlal, Présidente Directrice Générale du Palace, puisque ces femmes ont réussi « à faire passer à travers leurs tapis des petites idées, à être disruptives et surtout, à sortir leur révolte en elles» et à conjuguer leurs savoir-faire à la folie magique de l’artiste Keya, pour écrire l’histoire autrement, «comme dans un roman extraordinaire, passionnant et excitant». Ce projet a été pour l’équipe du Es Saadi une évidence culturelle qui n’est pas sans rappeler la richesse et la diversité du patrimoine marocain que les mécènes, mais aussi des grands artistes tels que Bert Flint, n’hésitent pas à mettre en majesté.
Direction les Haras du Selman, véritable havre de paix et de bien-être invitant à la contemplation et au recueillement. Dans une ambiance paisible, et entourées de pur-sang arabes, des œuvres lumineuses viennent murmurer des messages incompréhensibles et pourtant envoûtants, aux oreilles des visiteurs : « Nous avons souhaité à travers ce projet favoriser une connexion mystérieuse et indomptable, comme nos chevaux, entre les visiteurs et les œuvres de ces femmes », affirme M. Ennadifi Kamil, Directeur de l’établissement.
Pour finir sur des notes sensuelles qu’offre le paysage du Désert d’Agafay, à la Terre des Etoiles. Quelle belle consécration que d’inviter des étoiles montantes sur une terre qui leur est dédiée ! Pierre Yves Marais, Directeur de l’établissement, s’appuie sur le lien qu’il souhaite préserver entre les attributs magnétiques du désert et les cultures locales où « la place des femmes est essentielle… leur rôle fondamental », notamment grâce à leur maîtrise d’un artisanat, jugé parfois traditionnel, mais qui est « pour nous, une expression artistique à part entière, que nous souhaitons se faire épanouir auprès des voyageurs et des différents publics de la culture de la région ».
Les chroniques de Aït Bouguemaz
Comme un mirage, elles sont apparues, l’une après l’autre, elles avançaient paisiblement, toutes de blanc vêtues sur le toit de la maison de leur ainée, qui s’adressera aussitôt à l’équipe « Nous sommes là, que devons-nous faire ? Par quoi on commence ? ».
Stupéfaits par leur charisme, «nous étions aussitôt sous l’emprise de leur beauté, leur démarche et leur noblesse» nous a raconté l’artiste Keya, qui continue « Quelque chose s’est passée à ce moment précis, un arrêt sur image, une parenthèse loin du temps » qui déclenchera une collaboration des plus fructueuses.
Keya les a rencontrés il y a 4 ans. Fraichement arrivé au Maroc, il s’investit déjà dans la création artistique pour renouer avec sa passion pour la culture berbèro-amazighe qu’il a hérité de son père. De sa mère, il tire des engagements féministes basés sur le respect et la valorisation des femmes dans toutes les conditions sociales et culturelles.
Dans la vallée, Keya initiera des rencontres avec des femmes, tisseuses de tapis, avec qui il a imaginé une collaboration artistique, il dessinerait des fresques et elles, les réaliseraient en usant de leur savoir-faire, cet échange prendra une tournure complètement improbable. Lui qui a souhaité rencontrer des artisanes, finit par collaborer avec des vraies artistes, « ce qu’il faut savoir, c’est que, dans l’art abstrait, deux règles sont indispensables : la gestion de l’espace de l’œuvre qui lui donne son équilibre et la colorimétrie ; et ces femmes, elles savent faire les deux ». Des femmes de fer, qu’il décrit comme charismatiques, fortes au tempérament bien ancré, qui ont tellement de choses à dire, tellement d’histoires à raconter et dont les créations font échos dans sa culture artistique aux multiples inspirations, « elles sont vraiment des artistes, parce que c’est elles qui vont tisser, moi je dessine, mais finalement, c’est elles qui font le travail ».
Dès les prémices de la collaboration, Keya repère un potentiel créatif sans limites, « j’avais l’impression que les commandes artisanales qu’elles recevaient les ennuyait, des tapis blancs avec des motifs en noir ou en gris … elles valaient mieux que cela ». D’abord, parce qu’elles ont développé leur technique, et surtout, parce que ce savoir-faire est en soit, une histoire de transmission particulière entre les femmes de la tribu, ce sont « leurs secrets de femmes tissés dans des tapis, qu’elles offriront à leurs filles ».
Cette transmission a fait vibrer ce quelque chose d’intime dans les entrailles de l’artiste, qui a retrouvé au-delà de la beauté de ces rencontres et de la portée anthropologique des créations de ses femmes, une similitude avec son histoire personnelle. Car Keya avant d’être artiste, est né dyslexique, et quelques années plus tard, il «transmettra» ce même trouble à son fils, « pendant la grossesse de ma femme, elle avait cette intimité que je ne pouvais pas partager, j’ai donc réfléchi à une manière pour créer cette intimité, avec mon fils… à sa naissance, j’ai donc créé un alphabet pour que lui et moi puissions communiquer de façon secrète et intime…». Aujourd’hui, toutes ses créations sont des traces écrites qui combinent les secrets de ces femmes, aux messages que Keya lègue à son fils, dans un élan de complicité tripartite entre l’artiste son fils et ses ladies de la vallée.
Naturellement, elles ont adhéré à la démarche et combiné leur mode de pensée à celui de l’artiste qui leur offrait un nouveau terrain de jeu : la créativité, il les pousserait au-delà de leurs limites et leur permettraient d’aborder le tissage autrement, avec de nouvelles techniques, et une nouvelle vision pour valoriser leurs créations. De simples objets utilitaires du quotidien, elles sont maintenant convaincues qu’elles créent des œuvres à part entière.
Grâce à la providence d’une publication du fruit de la première collaboration sur Instagram sur le compte de Keya, Miss Janet Jackson « m’a contacté, elle y a vu une œuvre, elle me l’a acheté et l’a accroché sur le mur de son appartement à New York… j’avais la certitude que c’est une opportunité pour révéler ces femmes, les exposer partout dans les galeries du monde entier, avec leurs signatures à elles pour qu’elles soient maîtresses de leur destin et de leur communauté, qu’elles soient autonomes et reconnues, enfin, en tant qu’artistes… et aujourd’hui, à l’occasion de cette première étape je suis très heureux d’avoir pu présenter les fruits de cette première période de collaboration mettant en avant des femmes, des artistes»
Merci « Lady berbère »