Psychiatre, psychanalyste et écrivain
Depuis mars dernier, le monde vit confinement après déconfinement, chacun à sa manière, chacun à sa façon. Point sur la santé mentale et les effets de la pandémie avec Jalil Bennani, psychiatre de Rabat.
Tout d’abord, quel bilan faites-vous de l’année 2020 ?
Avec les mois de confinement, la vie a changé. La survenue brutale de la pandémie a constitué un traumatisme psychique qui a affecté différemment et durablement les individus selon les histoires individuelles, les statuts sociaux et les conditions socio-économiques. En cela, l’année 2020 fut celle qui a révélé les inégalités, l’état sanitaire des pays, les systèmes économiques, l’écologie politique. Durant cette année, le rôle du digital dans nos vies a considérablement augmenté, pour le meilleur et pour le pire. Enfin, en l’absence de rassemblements, la question religieuse fut réservée à la sphère privée et la priorité accordée à la santé. Je souligne un fait important : le Maroc comme d’autres pays africains s’en est mieux sorti que d’autres, européens notamment, contrairement aux prévisions alarmistes, ce qui laisse ouvertes les questions relatives aux causes et à l’extension de l’épidémie. Il est sans doute encore tôt pour tirer des conclusions. Ce sera le rôle des épidémiologistes, des anthropologues de la santé et des politiques.
En tant que professionnel, avez-vous été sollicité plus que d’habitude ?
Oui, le secteur de la santé mentale a été très affecté. Les angoisses, les dépressions, les insomnies, les décompensations des pathologies préexistantes à la pandémie ont été manifestes. Même des personnes qui n’avaient manifesté jusque-là aucun trouble apparent ont développé de grandes inquiétudes, des déséquilibres familiaux ou professionnels. De ce fait, on peut dire que l’écart entre le normal et le pathologique s’est réduit. Chaque personne porte en elle des angoisses, des névroses et divers symptômes latents, mais avec la pandémie ces états se sont révélés au grand jour. Psychiatres, psychologues, psychanalystes et autres professionnels de la santé mentale, nous avons été particulièrement sollicités. Le rôle, la place et l’importance de nos spécialités dans la société sont apparus aujourd’hui plus évidents que par le passé.
Quel est le principal mal du marocain, en cette pandémie ?
Il y a plusieurs remarques à ce sujet. Tout d’abord, la distanciation a eu des effets dont on ne mesure pas encore les conséquences. Dans nos sociétés méditerranéennes nous sommes habitués au contact charnel, à une proximité physique caractérisée par le toucher, les embrassades et les accolades au quotidien. Nous exprimons nos sentiments, notre convivialité, notre vivre-ensemble, autant par le corps que par les mots. Nous vivons un manque assez terrible qui change nos habitudes, nos regroupements, nos fêtes. Les rituels qui accompagnent les deuils sont réduits au minimum. Les traditions sont bouleversées. Enfin, on observe encore des dénis de la maladie, une partie de la population se regroupe encore sans distanciations et sans masques. Certains s’en remettent au destin, adoptent une attitude fataliste face à la vie et à la mort.
Situation exceptionnelle pour tout le monde, comment les professionnels comme vous ont fait face à cette pandémie et à ses répercussions ?
Le port des masques en consultation est une situation totalement inédite. Je ne vois pas le visage des patients qui ne me voient pas non plus. Je dois donc deviner leurs expressions, ce qui n’est guère évident lorsqu’il s’agit de personnes que je n’ai jamais vues auparavant. Fort heureusement, la voix est l’élément le plus important dans l’entretien. La parole transmet le récit avec les intonations, l’humeur, les émotions. Le regard joue un rôle important : en psychanalyse, on considère qu’il fait partie des pulsions. Il représente l’interface entre le corps et le milieu extérieur. À l’écran des ordinateurs et des smartphones, on ne voit pas toute la sensibilité du regard et l’image que l’on reçoit n’est pas celle de la réalité physique. Sur le plan relationnel, le contact s’est beaucoup humanisé avec la pandémie. Fait inédit : ce n’est pas seulement le thérapeute qui demande des nouvelles, mais aussi certains patients qui se préoccupent de la santé de leur thérapeute ! Cela me conduit à travailler avec eux sur l’attachement et la séparation, car ce qui hante certains c’est la peur de ne pas revoir leurs proches.
Quelles conséquences sur 2021 et les années à venir ?
L’année commence avec une lassitude et beaucoup d’inquiétudes liées à l’inconnu de la maladie, sa longévité, ses sources. Tout ceci augmente l’anxiété et favorise les dépressions. Faute de savoir quand arrivera la fin de la pandémie, une note d’espoir apparaît avec l’annonce du vaccin, bien que beaucoup de questions soient posées au sujet de leur fiabilité. Il va falloir encore patienter. Il faut apprendre à vivre avec le virus. La vie ne doit pas s’arrêter. On sait désormais qu’il y aura un avant et un après de la pandémie. Cette crise est une véritable épreuve qui remet en question nos modes de vie, nos choix, nos aspirations, nos désirs. Elle peut nous permettre d’aller vers les choses essentielles de la vie.
Quels sont vos conseils pour ne pas sombrer dans l’hystérie générale ?
Il faut s’occuper, travailler, entretenir les amitiés, garder les liens avec les proches. Il faut lire et se détendre quand on le peut. Jamais les partages n’ont été aussi généreux à travers les bibliothèques, les lectures en ligne, les diffusions de films, les concerts virtuels. L’activité sportive est un élément très important, l’équilibre du corps et de l’esprit étant liés. Et il y a fort heureusement la musique. Avec la musique, on peut s’oublier totalement et vivre l’instant, sans sentir le temps qui passe. Chacun doit retrouver, découvrir, exploiter les choses qu’il aime. L’angoisse de la mort nous confronte à la vie. Chaque instant peut devenir précieux. La nostalgie du passé en est le signe. Nous n’étions pas pleinement conscients des libertés que nous avions, nous avions une insouciance face aux dangers, aux accidents, aux maladies, à l’imprévu.
Vous avez écrit un ouvrage sur la psychiatrie et la psychanalyse en terre d’Islam. Est-ce que la pandémie a contribué à changer l’image de la psychiatrie et de la thérapie ?
L’image de la psychiatrie a beaucoup changé. Le tabou qui l’entoure avait déjà considérablement diminué ces dernières années dans les grandes villes notamment. Avec la Covid, cette spécialité est devenue une nécessité et même une urgence pour beaucoup de citoyens. On a vu un recours plus important aux anxiolytiques et aux antidépresseurs, mais la médication n’est pas le seul remède. Les psychothérapies et la psychanalyse peuvent accompagner les soins psychiatriques. Il est important de donner une large place à la parole pour exprimer ses angoisses et ses détresses. La psychanalyse permet d’analyser les fantasmes, les peurs, les liens d’amour et de haine. Le psychisme est certainement la chose la plus complexe chez l’être humain. Notre but est d’accompagner, d’écouter et de soigner. La pandémie révèle les grandes capacités de l’être humain à s’adapter aux événements et à l’environnement.